Dépourvu de tout, une flûte fanée, vaguement anémié par trois jours de plumard et une monstre quantité de sédatifs impétueux, je suis bon à nibe. Pas mèche d’enfoncer cette lourde qui me paraît majuscule. Impossible non plus de faire des papouilles à la serrure, car c’est un verrou qui, à l’extérieur, la bloque. Donc : patience, ruse et jugeote.
Je rassemble mes gravats et les cloque sous les couvrantes. C’est l’A.B.C. du métier, comme disait l’abbé Saidumétié. Tous les pensionnaires en rupture de dortoir ont pratiqué cette astuce. Le volume du corps pour faire croire qu’on est là, au dodo et qu’on roupille à poings fermés tandis qu’on court le Billetdoux (je parle des amateurs de théâtre). Avant de terminer la mise en scène, je récupère un drap du lit, à toutes fins utiles. Après quoi je me livre à un savant exercice de culture physique destiné à redonner à ma jambe tout son brio. Au début, ça renâcle vilain, mes articulations sont déjà rouillées et mes muscles font le caoutchouc mousse, mais progressivement, une certaine souplesse me revient. Je me masse, me malaxe, me relaxe, me pétris, me dépétrifie. Au bout d’une plombe de traitement, je me sens à peu près nickel, sauf que j’ai une faim de fakir. Je serais capable de remplacer mon remplaçant, en l’occurrence le gargantuesque Bérurier. Je peux pas m’empêcher d’évoquer les lasagnes du Boccalino, non plus que ses pieds de porc sauce madère ! Je pense à des panneaux-réclame d’Olida aperçus dans le métro. De fumantes choucroutes, plus saisissantes qu’une toile de Braque, des jambons veinés comme du marbre rose, des saucisses qu’un coup d’ongle ferait exploser…
J’attends, à côté de la porte, parfaite sentinelle qui vigile pour son propre salut.
De temps à autre, je m’offre quelques exercices décontractants, histoire de repousser la louche ankylose qui rôdaille encore. Bonté divine, les gens qui me séquestrent et me berlurent vont bien revenir, ne serait-ce que pour me filer d’autres doses anémiantes…
Je me suis enveloppé dans le drap et, adossé contre le mur, je réfléchis à cet incroyable cinéma. Car ce qui prédomine dans cette aventure, c’est son aspect « pincez-moi, je rêve ». Mon accident de bagnole, un attentat ? Alors, les Chemugle, mouillés dans le coup ? Et mon Gravos, qu’est-il devenu ? Heureusement qu’il avait joint le Boss avant de disparaître. Je suppose que, n’ayant plus de nouvelles, m’sieur le Tondu va nous dépêcher une caravane de secours, si ce n’est déjà fait.
Bon, nous avons donc dit… j’essaie de me refaire une petite projection privée des événements. Le Vieux repère l’Hyène. Il me demande de la buter. Mission remplie. Excusez, docteur : j’ai tué une innocente héritière… Dont la femme de chambre noire est noyée dans une piscine louée au nom de Chemugle. Et dont on vient chercher le cadavre pour l’emmener je ne sais où ! Les Chemugle n’ont pas quitté la Suisse. Lui ne pense qu’à jouer au tennis ; elle qu’à se faire introspecter le terrier. Ils sont gentils, pas extrêmement futés, semble-t-il. Ils nous accueillent très bien, peut-être trop bien ? Au moment de répondre à leur invitation, une Jaguar appartenant à un lord british me rentre dans le lard. Béru est formel : son pneu avait éclaté. On me conduit dans une clinique. La clinique du docteur… Comment Béru m’a-t-il dit, déjà ? Ça ressemblait à une blague, ce nom. Oh, j’y suis : Plakapar. Les Chemugle viennent m’exprimer leur navrance. Je perds conscience. Je me retrouve trois jours plus tard dans une chambre sans fenêtres, dont l’unique issue est fortement verrouillée. Et je constate que je n’avais pas besoin d’être plâtré.
Si après ça vous trouvez qu’il n’y a pas assez d’action, de mystère et de suspense dans mes bouquins, les gars, c’est qu’il faut vous désintoxiquer les cellules à fond, faire le ménage de vos méninges, vous rapprendre à lire dans l’annuaire des téléphones ou dans Mauriac.
Je moisis un sacré bout de temps dans ma chambre-cellule. N’ayant plus de montre, je ne saurais vous donner une indication plus précise sur la durée de mon attente, mais je suppose que vous vous en foutez royalement, bien que vous vous prétendiez démocrates, non ?
Ma faim s’accroît, car si on ne bouffe pas, c’est un mal irréversible ; mais par contre, ma souplesse se précise et les ultimes vapes qui m’ouataient achèvent de s’effilocher.
La lumière bleuâtre de l’imposte, toujours… Elle tire du néant le lit de fer et le placard ripolinés de blanc. C’est sinistre, vu en plan général, cette turne. Les rideaux, surtout, qui ne servent à rien, comme des lunettes noires sur le nez d’un aveugle.
Tout à coup, je perçois un bruit léger et sonore, comme en produiraient des pas dans un local voûté. Je sais qu’on vient ; que c’est pour moi… Prépare-toi, San-A. Ah, cher bagarreur, grand intrépide, fieffé téméraire, solide luron, casse-cou, Bayard moderne… Mais qu’est-ce que je raconte ! C’est de moi que je cause ; excusez, bonnes gens, vous savez ce que c’est… On se démarre à la manivelle et on ne sait plus s’arrêter avant l’apothéose finale.
J’en fais grincer des dents. M’en moque : ceux-là ont un râtelier, car ils sont vieux et tartes !
Le pas stoppe net devant la porte. Le verrou doit être bien huilé car il ne grince pas. Un petit « chuiiit, grotche » et c’est tout. Vous avez noté sur votre carnet ? « chuiiit, grotche ». On m’a surnommé le roi de l’onomatopée écrite ! Le seul bruiteur de la littérature ! y avait une place à prendre dans ce domaine. Terminé : je l’ai sucrée !
Allez, je vous joue ma scène prétentiarde, mais c’est seulement pour vous faire marrer. J’en pense pas un Vermot. San-Antonio, il est bocal parmi les autres bocaux dans l’entrepôt des conneries imprimées. Gris également, tout comme l’onguent dont il se sert dans sa lutte clandestine contre les squatters d’entresol.
La porte, qui commençait à s’ouvrir, achève de s’ouvrir. Je me tiens sur le côté, le drap tendu devant moi, comme un épervier que le pêcheur s’apprête à lancer pour coiffer un banc de poissons. On donne la lumière. La clarté trop vive me fait ciller ; d’ailleurs, en ce moment, tout me fait ciller. Une grande fille potelée entre, sanglée dans une blouse bleue. Elle tient un plateau supportant une seringue, des flacons. Elle s’avance vers le lit, la croupe onduleuse. Le San-Antonio des grands jours entre en scène, mes amis. Réalisation d’Alfred Hitchcock. Deux actions simultanées, rien que ça ! Un coup de talon pour fermer la porte, le geste auguste du semeur pour emprisonner l’infirmière dans mes rets.
Elle en laisse choir son plateau. Moi je tortille le drap à la vite-fait. Elle se débat ; elle regimbe. Une sportive assurément. La Suisse est un pays de skieuses. Je file une secousse manière de la neutraliser, la voilà qui culbute et qui choit sur son plateau. Bris de flacons… Cris étouffés. Elle racle le sol de ses chaussures vernies. Moi, pour la calmer, je m’assois dessus. Effectivement, au bout d’un instant, elle se calme complètement. Je me relève, elle ne bronche plus. Alors j’arrache le drap pour contempler miss Piquouse. Un frais minois, c’est toujours bon à visionner. La fille est ravissante, blonde, un peu lourde peut-être ? Dans dix piges, elle prendrait résolument le côté dondon si elle vivait encore. Seulement voilà : elle est clamsée. Mais alors complètement ! La grande faucheuse a fait le ménage à fond, soyez sûrs ! Je la trouve un tantinet bleuâtre, la demoiselle. Les lèvres surtout. Je ne pige pas très bien, mes fils. Je l’ai pas renversée brutalement. Sa tête n’a rien badaboumé. Et c’est pas de m’être assis dessus un brin pour la faire tenir peinarde qui a pu l’étouffer. C’étaient ses fesses qui me servaient de banc. Pas possible qu’elle eût les poumons placés sur le porte-bagages. Alors ? J’en suis là de ma nouvelle surprise, et même un tout petit peu plus loin, lorsque j’avise la seringue plantée dans son poignet jusqu’à la garde. Le hasard (joint à mon imagination fertile) a voulu qu’en tombant et en se débattant, la douce enfant se soit enfoncé l’aiguille dans la chair. Et ce que contenait la seringue, c’était sûrement pas de l’eau distillée, ayez confiance. De là je conclus que, sans mon sursaut d’énergie qui m’a fait recracher les pastilles, tout à l’heure, au moment où je vous cause, je serais en train de gravir, en rappel, la face nord du paradis. Un peu foudroyant, l’élixir de courte vie de la donzelle. On devait craindre que je m’éternise ici, et on avait décidé d’écourter mon séjour…