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Je sors du bureau, mais à cette seconde (à moins que ce ne soit à la suivante) le bigophone se met à carillonner dans le local. Rien de tel qu’un appel téléphonique pour vous solliciter. On a raison d’appeler ça un appel. C’en est un, vraiment ! Vous avez beau vous retenir, il vient vous chercher, il s’enfonce dans votre viandasse, dans votre esprit, partout, jusqu’au bout des orteils, jusqu’au fond du fondement, dans la plus minuscule cellule de votre cervelet. Ça vous est déjà arrivé, je pense, de décider, un dimanche matin, de ne pas répondre, et, quand ça carillonne, de vous astreindre à ne pas décrocher ? Quelle force de caractère cela nécessite ! Quelle dépense d’énergie ! Quel tourment secret ! Quelle sombre délectation, ensuite, lorsque le silence arrive et vous meurtrit au lieu de vous apaiser. Faut qu’un « p », hein, à apaiser ? Apaiser, aplatir, aplanir, oui : un « p ».

J’hésite. Et puis j’hésite plus et je vais ramasser le combiné. Je ne dis rien : je perçois un souffle, puis une voix qui murmure :

— Allô ! Hélène ?

Ma décision est prise, je réponds, en me bouchant le nez et en adoptant l’accent vaudois :

— Qui demandez-vous ?

— C’est pas l’igloo ? s’inquiète la voix.

— Pas du tout ! Vous faites erreur, affirme l’impudent et imprudent San-A.

— Quel numéro êtes-vous ? demande le correspondant avec une ombre d’inquiétude dans la voix.

À toute volée, je réfléchis. Quelle truffe fus-je, de décrocher ! Je risque de donner l’éveil. Je pense au bignou de mon ami Marcel-G. Prêtre qui habite la région.

— Le 71 30 02, bidonné-je d’une voix agacée, et je raccroche.

Cette fois, mon San-Antonio bien-aimé, pour mériter l’estime que tu as pour toi, il faut agir.

Je largue ce bureau. La piste a un reflet métallique sous la clarté lunaire que la verrière pourvoit d’un filtre bleu. Un vrai poète des lettres et des bazars dirait qu’elle ressemble à une plaque d’argent sous le manteau de la nuit. Je ne sais pas pourquoi quelque chose m’accroche, comme, tout à l’heure, le rectangle de l’imposte a excité mon subconscient. Je regarde cette immense salle vide et sonore… Un anachronisme, sûrement. Mais lequel ? Qu’est-ce qui me trouble ? Qu’y a-t-il d’anormal ? Plusieurs choses…

Je m’assieds sur le rebord de bois, pensif et solitaire. Lamartine suspendant son lac ! Un palais de glace désert, ça fait froid dans le dossard. La pénombre… Deux taches de lumière : celle du bureau, au fond du petit couloir, celle du vestiaire déguisé en chambre où une certaine Hélène Bellemôte…

J’ai froid aux pinceaux… J’ai faim… J’ai soif… J’ai la nostalgie de m’man, de l’inquiétude à propos de Béru. J’ai mal au cœur à force de ne pas piger. Je veux entraver. Faut que je me frotte le phosphore pour l’enflammer.

Qu’y a-t-il de vertigineusement anormal dans ce lieu bizarre ?

Eh ben, mon San-A., ça vient, oui ? Tu la fais fonctionner, ta turbine à air con primé ? Tu la distilles, cette sécrétion de gamberge ? Je me trémousse les esprits (du verbe se trémousser, je sais, mais je hais la grammaire). Et alors, naturellement, ça rapplique. Faut bien, non ? Autrement j’aurais plus qu’à changer de turbin, me faire ramoneur de tuyaux-de-champs-de-courses ou étudiant. Le poulet potache, ça changerait du potage de poulet[16]. Vous savez ce qu’il se déclare, à tête reposée, votre San-A. ? Ceci : en cette saison, l’Igloo (puisque tel est le blaze de ce palais de glace) est fermé. Cela se sent, se voit, se hume, se grume et saute aux yeux. Or, il y a de la glace sur la piste ! Entretenir une patinoire quand il n’y a pas de patineurs, c’est aberrant, reconnaissez-le. Et moi, je ne patine pas avec l’aberration. Je pourrais penser que les zigs d’Holiday on ice sont attendus ici, mais pourquoi feraient-ils leur numéro dans un local ne pouvant pas recevoir de spectateurs ?

Je m’assure de la consistance de la glace, en marchant dessus. Elle est bien dure, et froide comme la Sibérie. Froide au point de me brûler la plante des nougats. Je fais quelques pas et je m’immobilise. On a percé un trou dans la glace. Un trou rectangulaire qui ressemble à s’y méprendre à une tombe. Je me penche au-dessus du trou. J’aperçois le sol, au fond. Moi, vous me connaissez ? Fertile de la conclusion comme I am, j’en conclus qu’on avait préparé ce discret logement à mon intention. L’eau dont on se sert pour faire la gelate est teintée par un produit bleu lessive. Si on colle un cadavre dans le trou, qu’on verse dessus de la flotte bleue et qu’on la gèle, le cher défunt deviendra pratiquement invisible. Il ne sera plus qu’une ombre indécise sous une épaisseur de glace.

Je suis tout joyce d’avoir découvert ça. Dites, vous ne trouvez pas que ma forme revient ? Nonobstant ce résultat, je continue de me dire que ça ne carbure pas des mieux dans le landerneau. Un autre truc me trouble. Et je crois que c’est le silence. En effet, il y a un petit moment déjà que le gars du téléphone réclamait l’infirmière. Je lui ai dit qu’il se gourait de numéro. S’il m’avait cru, il aurait aussitôt recomposé son numéro. Or il ne l’a pas fait. Conclusion : il ne m’a pas cru !

J’ai fait du beau travail ! La puce à l’oreille, je leur ai mis. Parions qu’ils jouent sauve-qui-peut, le bateau coule ! Plus une broquille à perdre. Je cherche l’entrée, ce qui est mal commode dans cette demi-obscurité. Et voilà que, brutalement, tout s’illumine. Un éclairage de ring de boxe. Pleins feux ! Je me frotte les gobilles éblouies. Je ne vois personne, je n’entends rien. Ça signifie quoi, tout ça ? Je suis piqué comme un dadais au mitan de la piste. Et brusquement, une détonation retentit. Un éclat de glace me pète à la figure. On me canarde. Je cherche à me rendre compte d’où ça vient. Une seconde détonation me renseigne. Les coups partent d’une espèce de loggia où ceux qui ne patinent pas peuvent regarder les évolutions de ceux qui patinent. Une balle me traverse le survêtement, pas en son milieu, fort heureusement, sinon je n’aurais pas présentement le rare plaisir de vous conter la chose. Si je ne me mets pas à l’abri dans le millième de seconde qui va suivre, j’ai l’idée que ça va être ma représentation d’adieux, les gars. De profundis on ice ! Mais z’où me planquer, mes amis, mais z’où donc ? Une piste de glace, ça n’offre pas tellement d’accidents de terrain propices aux embuscades. Ça manque de vallonnements, de bocages, de fortins. Si le gnacouet qui m’assaisonne possédait une carabine au lieu d’un revolver, c’en serait fait de ma santé et de ce qui est autour. À cette distance, m’est avis qu’il se défend de première, le canardeur. Sur la totalité de son magasin, il va certainement me placer quelques échantillons brûlants dans la bidoche.

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16

Quelle horreur ! San-Antonio, je méprise, je te hais, je te haiiis !