Comme le troisième coup tonne, je me jette à plat ventre sur ce miroir où mon élan me fait exécuter un traînard de quinze mètres.
Par une chance dont je n’ai à remercier personne vu que c’est bibi qui la crée, j’aboutis au ras de la fosse ménagée dans la banquise. Ma provisoire et unique ressource est de m’y laisser choir pour échapper aux balles. La tombe projetée devient ainsi tranchée protectrice. Mais l’abri est illusoire. Mon agresseur me le fait bien sentir car il éclate d’un rire nerveux, que l’écho du local rend démoniaque. Et puis it is the silence. Ce qui va suivre, mes blanches lapines, je peux vous le décrire à l’avance sans crainte de me tromper. Le défourailleur va se remettre un magasin neuf dans le pan-pan. Il va s’approcher, l’arme au poing et, quand il sera au bord de ma jolie fosse des dimanches, il n’aura qu’à cracher ses prunes à bout portant, ou quasi. J’en morflerai plein le bide, plein le buffet, plein la tronche. Ensuite : de la flotte, voyez congélateur, et j’entrerai dans la vie éternelle sur l’air de « la valse des patineurs ».
J’ai beau me tripoter les méninges avec une pelle à gâteau, je ne trouve rien à opposer à ce planning. Je suis déjà dans ma tombe. Reste plus qu’à souhaiter que ça aille vite et que ça dolorise le moins possible.
Tout se déroule selon le plan prévu. J’entends, dans un silence sonore (ça existe), le léger cliquetis d’un pistolet qu’on recharge. Puis un pas feutré. Un souffle. D’instinct, je me blottis dans le fond de mon trou. Présenter le moins de surface périssable, c’est un réflexe.
Ah ! si au moins j’avais un pétard, moi aussi ! Mais en fait d’armes (marrant, l’expression) je ne possède que la lancette piquée dans la trousse de la doctoresse à gages. Tiens ! après tout, pourquoi pas ? Pour peu que mon agresseur ait la paluche qui frémisse un brin, et que, la mienne, par contre, ne bronche pas… Sait-on jamais. Je saisis le bout du manche noir. Je replie mon bras au-dessus de ma tête. Je n’aurai pas beaucoup le temps de photographier le monsieur. Pas question de faire une pose, faudra se contenter d’un instantané. Dès que sa frime apparaîtra dans le rectangle ; tzoum ! Un copain, autrefois, m’a appris à lancer le couteau. Je pourrais vous en jeter plein les carreaux, vous bonnir qu’il s’agissait d’un Indien jivaro, ou d’un crack de music-hall. Pas vrai. Henri, il s’appelait. Il était berger, il avait l’accent du Midi ; quel âge pouvait-il avoir à l’époque ? Une douzaine d’années ? Moi, je n’étais qu’un minus de huit ou neuf. Il m’épatait en virgulant son Opinel dans les troncs d’arbre, Henri.
Une adresse, je vous jure ! Le cirque Rancy ! À force de le supplier pour qu’il m’enseigne son coup, il a fini par condescendre. Ça a pris des heures. Le hic, c’est la manière d’équilibrer dans sa main ce qu’on veut planter, et la secousse du poignet. Y en a qui sauront jamais ; comme de siffler avec leurs doigts, par exemple. D’autres qui sont doués et vous perforent l’as de cœur à vingt mètres. Je me situe peut-être pas parmi les phénomènes, pour javeloter, mais j’ai pas à me plaindre.
Le pas cesse, puis reprend sur un autre rythme. Je réalise que l’assassin vient d’enjamber le rebord de bois. Maintenant, il est sur la glace. Quèque chose entre dans mon jeu : il a des souliers, lui, et il dérape. Je l’entends qui marche à tout petits pas menus de vieux curé rhumatisant pour pas gourder. Je me prépare. Je ne suis plus qu’une main brandissant une lancette. Son souffle ! Son visage ! Je prends pas le temps de me demander si je l’ai déjà vu quelque part. J’ai dépassé le point de contrôle. L’endroit où le Boeing ne peut plus freiner. Où il doit coûte que coûte s’enlever pour éviter l’écrasement. Je vous jure que ça serait la frime du Vieux, celle de Béru ou de Pinuche, je ne pourrais pas davantage retenir mon geste. Je suis amorcé. J’ai le détonateur qui détone. Comment je vous ai dit : « tzoum » ? Erreur : ça fait « ptchaoufff ». Et je ne sais pas quoi d’intensément dégueulasse gicle jusque sur ma main. C’est pas exactement rouge, mais rosâtre.
Il y a un hurlement, plusieurs chocs. Un truc dur glisse sur la surface gelée en la rayant, et un revolver admirablement constitué tombe dans la fosse, juste à mes pieds, cadeau du ciel. Merci, mon Dieu !
Je l’empaluche.
L’essuyer, c’est l’adopter (je me renouvelle).
Je risque un regard de glace au niveau de la banquise. Je vois le gars se tortiller dérisoirement. Il a la lancette en plein dans l’œil gauche. On dirait qu’il devient escargot. Il en aurait une seconde dans l’autre œil, il serait moins terrible, plus présentable. C’est la dissymétrie qui choque, surtout.
J’opère un prompt et complet rétablissement. Me voici près du de cujus. Ce que je remarque, c’est qu’il a de belles godasses en daim.
Si elles sont à ma pointure, alors, là, les gars, c’est que mon ange gardien vient de rentrer de vacances pour de bon.
CHAPITRE V
Elles sont presque à ma pointure. Un poil trop grandes, ce qui n’est rien. Je les enfile voluptueusement car je commence à avoir les petons plus glacés que ceux du serpent polaire.
Je considère alors mon agresseur ; lequel, le temps d’un geste, est devenu ma victime.
Inconnu au bataillon. C’est un type de taille et d’âge moyens, un peu rouquin, un peu chauve, et un peu grisonnant.
Il porte un complet de mauvaise coupe, une chemise blanche à rayures roses, une cravate bleue à rayures roses, et des oreilles roses sans rayures. Je lui palpe la poche intérieure et j’en ramène un passeport néerlandais, lequel raconte en hollandais comme quoi son détenteur se nomme Dhanlpor Dhamsterdam, et qu’il est né à Utrecht aux environs du 17 juillet 1934. J’empoche ce document et je me dis que, maintenant que la glace est rompue entre nous, je peux prendre congé de lui sans risque de le vexer.
C’est sauvagement étrange, comme scène, ce mort par lancement de lancette, sur ce miroir étincelant ; avec le grand local bordé de vestiaires dans l’un desquels une jeune mademoiselle qui se voulait infirmière… Deux cadavres au Palais de glace, ça devient carrément une succursale de la morgue, l’igloo.
Brrr… Faut filer, comme disait une couturière à ses petites pognes.
Maintenant que c’est illuminé, j’aperçois l’entrée, à l’autre bout du circus. Je coupe par la piste afin d’aller plus vite, et c’est en traversant cette petite Berezina de poche que j’avise un nouveau truc. L’une des balles que le gars d’Utrecht a lancées dans ma direction a fait éclater la glace comme un pare-brise de chignole. Un gros morcif a giclé je ne sais où, pratiquant une sorte de cavité en forme de trou. Moi, very curious de nature, je mate par l’orifice et je distingue quoi t’est-ce ? Je ne vous le donne pas à deviner, car nous serions encore là la semaine prochaine et je risquerais de choper une congestion. Je vois une main, mes amis. Une main dressée vers la surface de la patinoire. Morbleu ! quand je prétendais, quelques lignes auparavant, que cet endroit ressemblait à la morgue, je ne croyais pas si bien dire. C’est le boulevard des allongés, décidément !
Malgré mon désir de gerber, la curiosité l’emporte sur la prudence, et, avec l’énergie que seul donne le désespoir ou la soif de savoir, voilà que je me mets en quête d’un objet contondant, que je le trouve à l’état marteau (ce qui est l’expression la plus aboutie du contondant) dans un tiroir de burlingue ; que je reviens à la patinoire et que j’entreprends de la massacrer.
Vous pouvez commencer à servir le pastis, les gars, je prépare la glace. À toute volée. Vlamm ! Vlamm ! Je cogne avec ardeur : avé, cardeur ! Un vrai bougie-bougie endiablé. Quand je danse avec mon grand freezer… Ça éclate, ça écaille, ça s’émiette, se fissure, se lézarde, ça languette, ça stalactite et mite, çà et là ça pôlnorde, ça lapone, ça paulémilvictore, ça charcote, ça anchorage, ça encourage, ça réchauffe. Je retire des pavetons de glace, des plaques, des cristaux. Ça se réduit en poudre ou ça devient schisteux (mais vous, ne faites pas vos schisisteuses !). En tout c’est résistant. Il me faut dix minutes d’efforts pour dégager un certain mètre-cubage de glace ! Enfin j’y vois à peu près nettement. Le cadavre est saisissant. On a l’impression de le contempler à travers du verre dépoli fêlé. Mais je le reconnais, à sa couleur surtout, et puis aussi à ses volumes. Il s’agit de la petite femme de chambre noire : Katy !