Le bien-coiffé décroche après deux seringuées.
— J’écoute ! dit-il avec cette sobriété d’expression dont témoigne tout individu réveillé en sursaut.
— San-Antonio, boss !
Là, il fait comme l’épicier lorsque retentit la sonnette de son magasin : il sort de sa réserve.
— Par exemple ! Vous pouvez téléphoner ?
Vous dire son égarement, car enfin, constater une évidence sur le mode interrogateur, c’est bien la preuve que l’injection se fait mal.
— Comme vous l’entendez, chef !
— On vous tient l’appareil ?
— On ne me tient rien du tout et j’ai composé moi-même le numéro…
Cette fois, c’est à son silence que je mesure la parfaite remise en route de ses facultés.
— Je viens d’être la victime d’une surprenante aventure, m’sieur le directeur. Du pas courant !
Et, en baissant le ton, je lui bonnis les choses que vous avez eu le plaisir et l’avantage incontestable de lire précédemment. Pendant que je jacte, un aimable bruit de beurre chantant dans une poêle chauffée compose une merveilleuse musique de fond.
— Inimaginable, en effet, dit-il. Et moi qui étais si tranquille à votre sujet…
— Vraiment ?
— Je recevais quotidiennement de vos nouvelles par l’intermédiaire de cette demoiselle Bellemôte qui m’assurait que votre état général s’améliorait. J’ai proposé de prévenir Mme votre mère afin qu’elle se rende à votre chevet, mais votre pseudo-infirmière prétendait que vous ne vouliez pas qu’on l’avertisse.
— Et Bérurier, boss ?
— Je lui ai adjoint Pinaud. Ils m’ont téléphoné aussitôt qu’ils étaient sur une piste, mais depuis trois jours je suis sans nouvelles d’eux.
— Quelle était cette piste ?
— Il s’agissait de la voiture qui vous a percuté. Dès son arrivée à Neuchâtel, Pinaud aurait découvert que l’accident a été simulé.
— Comment ?
— En se basant sur une déclaration du garagiste qui a réparé l’auto. Je ne sais rien de plus, sans doute devriez-vous voir cet homme.
— Je vais le faire, boss. Puis-je vous demander l’heure ?
— Une heure du matin, très exactement.
L’heure de Paris. C’est rigolo de penser que je viens de jouer toute cette corrida et que c’est à Pantruche que je songe à demander l’heure qu’il est. Je suis sensibilisé par ce genre de détails.
— Vous avez besoin de quoi, San-Antonio ?
— De tout : je n’ai ni vêtements, ni fric, ni… ni montre !
— Donnez-moi une adresse où je peux vous faire tenir de l’argent, notre correspondant à Berne vous en remettra dès demain matin.
— Le Boccalino, à Saint-Biaise. Faut-il prévenir la police suisse ?
— Attendez…
Je l’entends réfléchir. Ça fait comme tout à l’heure, dans le bureau du skating, ce bruit de robinet dont le joint faisait relâche et qui gouttait : plebbb, plebbb, dans le silence.
— Si vous ne pouvez pas faire autrement, murmure-t-il.
Sous-entendu, pour qui, comme moi, le connais et le pratique : « Je préfère que vous fassiez autrement. » C’est un indépendant, le dirlo. L’esprit du Grand Charles : nous tout seuls et crotte au reste.
— O.K., boss, je vais essayer de me débrouiller.
— Soyez très vigilant !
— Je serai vigilant…
Le mot me rappelle la propriété des amis Chemugle. La Vigilance.
— Quels sont vos projets immédiats, San-Antonio ?
— Éclaircir tout ça, dis-je avec un brin d’agacement. Je vous souhaite une bonne fin de nuit, patron.
La phrase qu’il va ajouter, je la connais par cœur, au point que je la prononce en même temps que lui. Ça donne à peu près ceci dans l’appareil, nos deux organes conjugués :
— Tenez Je Moi Vous Au Tiendrai Courant Au courant, San-Antonio, Patron !
Démêlez-vous avec ça !
Je raccroche.
Pour posséder une saine vision des choses, il convient d’avoir le ventre plein. Si les pauvres Hindous décalorifugés bouffaient leurs vaches sacrées, ils cesseraient de les adorer. Pour bien comprendre ce qu’est un bifteck, il faut commencer par le manger.
Lorsque j’ai achevé de déguster la tortore nocturne de l’ami Facchinetti, je me sens merveilleusement disponible, instrumental à bloc. Après le double expresso, surtout, je deviens radieux. N’oubliez pas qu’on m’a fait roupiller pendant trois jours et trois nuits. Rien de tel qu’une cure de sommeil pour vous recharger la batterie. Dans le fond, ils m’ont fait du bien, ces foies-blancs. Moi qui ne m’arrête jamais, moi qui m’ouvre un passage à travers les vicissitudes, à coups de pied, de poing et de pétard ; moi qui, surtout, ne cesse jamais de gamberger, j’avais grand besoin de cette déconnexion momentanée. Pour une grasse matinée, c’en est une. Une grasse matinée de soixante-douze heures, c’est payant ; l’organisme vous dit merci. Il me semble que je viens de me lever. La barbe exceptée, je suis frais et pimpant.
— Je vais vous préparer une bonne chambre, annonce mon hôte.
— Pas la peine, me hâté-je de refuser. J’ai du travail.
— Du travail !
— Chez nous, les poulets sont comme les pompiers, cher ami : en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre !
— Mais ici tout est fermé !
— Seulement tout peut s’ouvrir : la preuve, votre établissement. Pour achever d’abuser de vos instants, il me reste à vous demander certains renseignements…
Je rafle sur une table un carnet à souches destiné à enregistrer les commandes des clients. Le restaurateur me tend machinalement un crayon. Il est adorable, cet homme ! Si un jour vous passez dans la région, allez le voir de ma part, vous serez bien soigné. Aux petits oignons !
C’est pas dans mes habitudes de noter, car je possède une caisse enregistreuse en guise de mémoire, mais la multiplicité de mes questions est telle que j’aime mieux prendre mes précautions.
— Vous avez assisté à mon accident ? attaqué-je.
— Non. Mais j’ai entendu et je suis sorti aussitôt.
— Qu’avez-vous vu ?
— Eh bien, mais… Cette auto anglaise dans la vôtre… Et vous, sur la chaussée, vous sembliez mal en point…
Je caresse mes côtes. M’est avis que je dois tout de même avoir quelques cerceaux fêlés, car ça continue de me brûler quand je respire à fond.
— Alors ?
— C’était l’affolement, votre ami Bérurier pleurait très fort et voulait massacrer le chauffeur de la voiture, il l’aurait fait si je ne l’avais pas retenu !
— Continuez…
Il est visiblement surpris par mon insistance. Il ne comprend pas où je veux en venir…
— Dites-moi bien ce qui s’est passé, même si cela vous semble banal, l’encouragé-je.
— On allait prévenir l’ambulance… Mais, comme par miracle, une doctoresse de la clinique est passée au volant de sa canadienne. Elle est descendue. Une fille pleine d’autorité… Elle a demandé qu’on l’aide à vous mettre dans la voiture et c’est elle qui vous a conduit…
Comme par miracle ! En effet, comme par miracle. J’ai été le jouet d’une machination dûment préparée et minutée. ON ME SUIVAIT. Lorsque je suis sorti du restaurant, avec Béru, tout s’est mis en branle. La Jaguar… Et la doctoresse.
Ce que je ne pige pas, c’est que le chef de la clinique soit dans le coup. Qu’il ait réduit des fractures imaginaires, plâtré des membres sains…