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— C’est sérieux, la clinique Plakapar ?

— Une des meilleures de la région, affirme mon interlocuteur.

— La voiture ayant provoqué l’accident avait beaucoup de mal ?

— Son avant droit écrasé. Le chauffeur a essayé de repartir, mais il lui a fallu la dépanneuse.

— Vous connaissez le garagiste qui s’en est occupé ?

— C’est mon ami Albert Gougnan, sur la route, une station bleue…

Je prends note.

— Dites-moi, vous connaissez un skating qui s’appelle l’igloo ?

— Bien sûr. C’est un truc qui va être transformé en cinéma car il ne travaillait pas beaucoup. Le patinage, c’est bon dans le climat des sports d’hiver, mais dans une région industrielle, vous savez…

— À qui appartient-il ?

La réponse ne me surprend pas.

— C’est Chemugle qui l’a racheté dernièrement. Il veut en faire la plus belle salle de Suisse romande.

— Mais l’endroit est désaffecté ?

— Depuis plus d’un an !

— Quel genre d’homme est-ce, Chemugle ?

— Je croyais que vous le connaissiez ?

— Depuis trop peu de temps pour me faire une opinion.

Mon vis-à-vis s’empare de la bouteille de chianti et se sert une rasade qu’il fait miroiter à la lumière des lampes.

— Un débrouillard.

— C’est-à-dire ?

— Un garçon parti de rien. Son père était postier… Je l’ai connu, simple projectionniste au Cameo. Un jour, le gamin a acheté un appareil et il s’est mis à donner des séances de kino dans les petits pays…

— Et puis il a acheté une salle, et une autre, et une autre encore ?

— Exactement. Il a le don des affaires. C’est devenu quelqu’un ; une fortune, mais aussi quelqu’un. Il n’a qu’une passion…

— Je sais : le tennis.

— Un crack !

— Et sa femme ?

Il hausse les épaules.

— Oh, elle…

— La cuisse légère, à ce que je me suis laissé dire ?

— Les deux cuisses légères, pouffe mon ami, tellement légères qu’elles sont toujours en l’air.

— Ils vivent comment ?

— Ensemble, apparemment très unis, mais chacun pour soi en ce qui concerne la bagatelle. Il y a beaucoup de ménages comme ça, je pense qu’à Paris vous devez en savoir quelque chose ?

— On sait tout sur la question, fais-je. Vous avez revu mon ami Bérurier depuis sa performance de l’autre jour ?

— Oui, il est revenu avec un petit bonhomme maigrichon, qui avait une moustache, un cache-nez de laine, et…

La musiquette nostalgique retentit en moi. Pinaud ! Le cher brave débris. L’homme-fossile. Le gâtouilleur moite de bonté, toujours à ressasser des souvenirs qui n’intéressent personne. D’ailleurs les souvenirs n’intéressent jamais personne. L’homme qui se souvient est un chiant personnage. Faits de guerres, polissonneries, accidents d’auto, enfance pittoresque… Qu’est-ce que ça peut foutre aux autres, ce qui vous est arrivé à vous ? Et, inversement, vous vous branlez à fond de ce qui est arrivé aux autres. Mais passons.

— Il vous a parlé de l’accident ?

— D’un air entendu. Je crois qu’il le trouvait louche.

— Louche ?

— Oh, il n’a pas précisé ; mais il m’a annoncé qu’il partait en voyage avec son copain pour vérifier quelque chose et qu’il vous ferait un beau cadeau de convalescence au retour.

Un cadeau de convalescence !

Que ça peut-il être ? Il chique les chevaliers Mystère, le Mastar.

Sa brusque promotion au grade de chef d’enquête devait drôlement le faire vanner. Je l’imagine d’ici, roulant les mécaniques, important et papal.

Mais où diable a-t-il pu filer, flanqué de la vieillasse, ce vieux Saugrenu ?

CHAPITRE VI

Cent vingt coups de klaxon. Quatre-vingt-seize appels vocaux et trente-deux coups de pied dans la porte sont nécessaires pour tirer des toiles le dénommé Albert Gougnan, station-serviteur de son état.

Et il est pas content. Il consacre ses dimanches au Seigneur et ses nuits à Morphée.

— Vous n’avez donc pas lu la pancarte : on ne sert pas la nuit ! grommelle le digne graisso-vidangeur.

— Police ! réponds-je. Ça presse !

Il n’en demande pas plus. Le mot porte, il transporte… Police ! Ça lui suffit. Citoyen soumis aux lois, il sait sacrifier son sommeil sur l’autel de police.

Très vite il est en bas. Et c’est le même processus : la lumière, la porte qui grince, le visage brouillé de sommeil, l’odeur de ménagerie, le pyjama froissé, le regard qui bredouille…

Le sieur Gougnan ressemble à un canard, ou à un marteau, ce qui est à peu près pareil (sauf que le marteau n’est pas comestible et qu’il est difficile d’enfoncer des clous avec un canard).

Il me défrime, assez éberlué par ma tenue.

— Je viens à propos de la Jaguar ayant causé un accident dans Saint-Biaise, l’autre jour…

— Ah oui, parfaitement. Y a eu un Français grièvement blessé ?

— C’est cela même…

Il continue de m’examiner et sa stupeur fait comme la lune quand elle est pleine : elle va croissant.

— Ne faites pas attention à ma mise, cher monsieur, je viens de tomber dans le lac et j’ai pris des survêtements de fortune…

Ça le rassure.

— Un gros bonhomme est venu vous questionner au sujet de la fameuse Jaguar.

— Un policier français, oui, que répond le Donald du gonfleur.

— Il résulterait de vos constatations que quelque chose de suspect vous serait apparu…

— Deux choses suspectes, confirme ce garagiste aux bras noueux.

— Qui sont ?

Il se masse l’aile du nez en se demandant par laquelle il va commencer. Aussi embarrassé que le zig à qui l’on a offert deux cravates et qui ne sait pas s’il va d’abord mettre la blanche avec la chemise bleue ou la bleue avec la chemise blanche.

Il finit par opter courageusement, ayant pesé le pour, le contre, le oui, mais… et pris ses responsabilités.

— Quand j’ai redressé son pare-chocs avant, je me suis aperçu qu’il y avait deux plaques l’une sur l’autre.

— Intéressant, quel était le numéro de la seconde ?

— Je n’en sais rien, car le chauffeur était là et j’ai pas osé enlever la première.

— Et ensuite ?

— Le pneu n’avait pas éclaté, il était coupé comme avec une lame de rasoir… Dans le sens de la longueur, sur près de sa moitié…

— Je ne comprends pas très bien.

— Je vais vous le montrer.

Il me fait entrer dans un garage aussi propre que les cuisines de chez Michel Oliver, où tout est nickel, bien rangé, rutilant comme culs de casseroles décoratives. D’un placard métallique il sort un pneu effectivement découpé sur la moitié de son périmètre, ce qui lui donne vaguement l’apparence d’une boîte ronde dont le couvercle serait mal fermé.

— Le chauffeur a dû ramasser une lame Gillette sur la chaussée et, en roulant…

Le canard-stationniste hoche sa belle tête de marteau stylisé.

— Voyons, dit-il, si la lame avait pénétré dans le pneu, elle y serait restée plantée mais ne l’aurait pas découpé.

— Très juste, monsieur Auguste !

— Je me prénomme Albert.

— Alors, de première, Albert ! rectifié-je, car je me sens mutin. Mais en ce cas, comment pourrait-on découper un pneu pendant qu’il roule ?