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— J’y ai pensé, déclare Albert…

Et à ses yeux qui dardent, à ses lèvres qui tremblent, à sa langue qui se montre, à sa salive qui suinte, on voit, on sent, on comprend, on admet qu’il y a pensé et qu’il y pense encore. Qu’il y pensera longtemps. Qu’il en rêvera ; qu’il ne l’oubliera plus ; que c’est en lui comme un kyste, que ça ne pourra que se développer, qu’embellir, qu’envahir.

— Disez, cher ami, disez !

Il fronce les sourcils devant cette impropriété… verbale.

C’est un méthodique, Albert Gougnan, un consciencieux, un scrupuleux. Paraît qu’un soir, alors que sa famille regardait la Zéro-R.T.F., il a envoyé ses chiares se pieuter en pleine émission de jeux, à cause de la pochette de Léon Zitrone qu’il avait prise pour le rectangle blanc. Mon « disez », qui se voulait plaisant, le précipite en pleine nuit dans des affres grammaticales (les plus terribles).

— En France, dire devient un verbe du premier groupe lorsqu’on l’emploie à l’impératif et entre minuit et six heures du matin, lui expliqué-je.

Il canarde du col.

— Je sais, laisse-t-il tomber, comme un qui se souvient.

Il repique au problème.

— Ce qui m’a surpris, fait le sieur Gougnan, c’est l’altitude de ce chauffeur. Je l’ai mise sur le compte de l’émotion concécutrice à l’accident, mais pendant que je réparais sa voiture, je me suis aperçu combien t’il était inquiet. « Redressez simplement l’aile pour que je puissasse rouler, me disait-il ; moi je vais changer la roue… »

La canardgiste se ramone les muqueuses et poursuit.

— Tout en travaillant, je l’ai observé. Il n’a pas fait que changer la roue, dès qu’il l’a eu sortie, il a dévissé quelque chose qui se trouvait à l’intérieur de l’aile. J’ai pas pu voir quoi, mais j’ai dans l’idée qu’il s’agissait d’une lame de rasoir montée sur un bras de levier…

— Ah oui ? Dites-moi, vous êtes drôlement observateur !

Son premier sourire, depuis la fois où il a vu sa grand-mère tomber dans la fosse à purin, voltige sur ses lèvres minces.

— Depuis tout petit, affirme-t-il. Je cherche toujours à comprendre toujours tout… Toujours ! Ce pneu, il était trop anormal… Et puis les manières du conducteur, quand nous avons été seuls… J’ai étudié son tableau de bord, mine de rien. Il y avait sous le volant, une espèce de tirette qui fonctionnait à vide et ne correspondait à rien de précis. Selon moi, quand on actionnassait la tirette, le levier logé sous l’aile avant droite appliquait la lame de rasoir contre le pneu et 1e cisaillait.

— Si bien qu’il pouvait se permettre des éclatements de pneu à volonté ?

— Oui. Je ne crois pas me tromper…

— Vous avez relaté tout cela à mon ami ?

— C’est avec lui que j’ai compris le mécanisme, il a fait un dessin…

Brave père Pinuche ! En voilà un qui ne galope pas devant les évidences. C’est pas un caracoleur de la déduction, Pinaud. Mais un laborieux, le gagne-petit de l’enquête. Défricheur d’hiéroglyphes.

— Vous avez mis beaucoup de temps à réparer cette auto ?

— On ne peut pas parler de réparation, simplement j’ai redressé ce qui était trop tordu pour lui permettre de rouler.

— Et il a repris la route tout de suite ?

— Oui.

— Vous ne voyez rien d’autre à me dire sur ce bonhomme ?

— Rien d’autre, sauf qu’il était très antipathique…

Il bâille pour me signifier qu’il aimerait bien aller se finir.

Je me dirige vers la porte.

— Pourquoi antipathique ?

— Je n’aimais ni ses yeux, ni son air mauvais, ni son accent, déclare le brave changeur de bougies.

— Vous êtes contre l’accent anglais ?

— Ben, je trouvais que c’était pas l’accent anglais qu’il avait tellement. Plutôt un accent nordique déguisé en accent anglais. Voyez-vous, avant de me poser à mon compte ici, j’ai été chef de garage à l’hôtel du Cap Nord et du Lac Léman réunis et j’ai connu beaucoup de Scandinaves qui…

Je cesse de l’écouter, donc de l’entendre. Mon petit lutin intime me chuchote j’sais pas quoi t’est-ce dans le tuyau. Priorité à la voiture montante, dit le code. Priorité aux voix intérieures, affirme San-Antonio.

Voilà que j’extrais de ma poche le passeport prélevé sur le zig de l’Igloo auquel j’ai tapé dans l’œil.

— Vous connaissez cet homme ?

Albert Gougnan en cancane :

— Mais c’est lui ! C’est le chauffeur !

Le cher San-Antonio se pince le lobe, très napoléoniennement, et se chuchote dans le trou de l’intime qu’il est content de soi.

— Merci, cher Albert, lui dis-je. Si vous voulez me permettre, vous auriez fait un policier comme ça.

C’est vrai que pour un garagiste-canard, il a des dons de poulet.

Une toile d’araignée… Ça se reconstitue fil à fil et j’ai une sérieuse envie de tisser.

Assis au volant de la Triumph, je dégauchis un paquet de cigarettes dont j’ignore la marque et j’en allume une.

Il fait une belle nuit printanière, fraîche, mais déjà sucrée. J’aime bien vadrouiller et me sentir en forme lorsque tout le monde roupille. C’est le moment pour moi d’agir. Je suis tout neuf et les autres tout fatigués, tout englués. J’occupe la position stratégique, comprenez-vous ?

Je fume béatement, arrêté en bordure du lac. De l’autre côté, c’est le mont Vully. Un mont qui mérite son nom de mont par excès, tant il est souple et vallonné. Des cris de bêtes aquatiques montent des roseaux. La lune paresse dans du coton léger. À quoi songes-tu, San-Antonio ? Qu’est-ce que tu lamartinises, au bord de la flotte, au lieu d’agir ? Pourquoi ce brusque flottement, soudain ? Ce balancement indécis ? L’escarpolette de ta pensée va et vient en gémissant. Ah, foutue nostalgie qui te saute à l’âme, comme une catin à la braguette, et qui te dit, aux instants les moins opportuns : « Tu viens, chéri ? » Le ciel de nuit, sur le lac, n’est-ce pas le reflet de ma vie ? Des clartés, des ombres, des parties filandreuses… Chair et poison. Mon cœur fait des vagues… À qui penses-tu, San-A. ? Vers quel être connu ou à connaître ce tends-tu, tentateur têtu aux gestes titubants ? San-A. glorieux et périssable, superbe et douloureux ; superman d’histoires à trois balles, qu’est-ce qui te stoppe tout à coup au bord de cette eau pure de la pure Helvétie ? Quel mal secret, quel tourment informulé te ronge ?

J’avise une étoile. Je lui récite une poésie de mon école primaire : « Où t’en vas-tu, si belle, à l’heure du silence, tomber comme une perle au sein profond des eaux ? » Et j’ajoute par pudeur : « Avec, avec du poil sous les ro-o-o-o-ses. » Ouf ! merci, la bouffée se dissipe. Les contours de la vie se figent. Les couleurs ne débordent plus des volumes.

En route, eh ! tordu, affreux, minable, puéril, chétif, sentimental, faiblard, effarouchable…

Comme le port salubre, c’est écrit dessubre : Polyclinique des Colombes. Dr. Plakapar, directeur.

Le fronton en arc de cercle somme une grille bien râblée. Je franchis l’entrée et je range « ma » voiture sur un terre-plein conçu exprès pour les véhicules dotés d’un moteur à explosion.

Un globe lumineux répand une lumière laiteuse au-dessus de la porte vitrée. Sur les verres dépolis, on lit encore que c’est le docteur Plakapar qui dirige la crèche. Il doit pas s’en rassasier, de sa direction, le toubib. J’aimerais looker ses cartes de visites, elles doivent valoir le coup de périscope.

Je pénètre dans une entrée marbreuse, avec des plantes vertes. Une vieille dame grisonnante lit un traité sur la stérilité chez les mulets dans un box vitré. J’sais pas si vous avez remarqué, mais ce sont toujours les gens âgés qu’on prend comme veilleurs de nuit ; manière comme une autre de leur faire faire l’apprentissage du néant ?