— C’est vrai, à première vue, on croit… Mais si on vous voyait l’un à côté de l’autre, on comprendrait mieux la différence.
— On n’a réellement qu’une seule chose qui soit absolument identique, certifié-je.
— Quoi donc ? bée la bécasse.
— Notre façon d’embrasser, vous allez voir.
Elle proteste pour la forme :
— Je n’ai jamais embrassé votre frère.
— Rien ne vous en empêchera quand vous le reverrez. Alors le mimétisme vous confondra !
Là-dessus, le gars San-A. qui se trouve dans une condition physique de plus en plus physique saisit la môme par les épaules et lui roule : une galoche rurale, deux chaussons aux pommes, six mocassins non tannés mais simplement mégis, douze escarpins de fantaisie, un bottillon de sept lieues, huit sabots d’Hélène et, pour terminer, l’inévitable, le somptueux : la botte ! La botte toute simple, très montante, faisant parler la cuisse. La botte secrète, sans fleuret ni couronne. La botte ; la botte de radis ; la botte d’asperges ; l’abbote et costellot ; la botanique ; la botticelli ; la bottin mondain ; la botzaris 69–69, et si je ne lui fais pas la bothriocéphale, c’est uniquement parce qu’il s’agit d’un ver apparenté au ténia et que je respecte l’intestin grêle des dames qui ne me disent pas non quand je leur demande rien.
Elle en est groggy, poupette ! Le regard en pantoufle, le geste en barbe à papa. Une légère toux nous fait sursauter. Un petit vieux maigrichu, au menton en forme de cactus, détenteur d’une seule dent (laquelle est branlante devant notre spectacle), les jambes en échalas de vigne couverts de poils blancs, la chemise de nuit pendante comme drapeaux en berne, est là, qui nous regarde.
Ursula en dresse les bras[17].
— Mm’m’m’sieur Klakenhostenstospritchbentz ! balbutie-t-elle, confuse jusqu’à la moelle.
— Je vous demande bien pardon pour le dérangement, mademoiselle, bredouille le vieux en considérant d’un œil perplexe le coquin slip de la garde (qui non seulement demeure, mais se rend) ; je sonnais pour le haricot.
— Service ! dit la môme Ursula d’une voix chantante.
Je la laisse procéder aux servitudes arpajonesques. J’en profite pour me remettre le survêtement en position de décence. M’étant fait pressentir l’intime, j’ai de l’euphorie de bas en haut.
Pourtant y a pas encore de quoi s’attacher une corde de violon après le bitougnot pour s’interpréter « Mon manège à moi, c’est toi ».
J’ai quelque anxiété en ce qui concerne les deux fins duettistes disparus sur je ne sais quel sentier de la guerre. Pourquoi Béru et Pinuche n’ont-ils plus donné de nouvelles ? Leur serait-il arrivé malheur ? On a bien voulu me tuer, moi, pourquoi pas mes collaborateurs ?
— Vous êtes gentil de m’avoir attendue, gazouille Ursula en revenant de sa mission potagère ; en général, les hommes, quand c’est fini, ils cherchent qu’un prétexte pour s’en aller.
De cette notation, je conclus que je dois occuper un numéro d’ordre à plusieurs chiffres dans la vie sexuelle de cette garde montante.
— La muflerie est la plaie de cette époque, pontifie l’hypocrite apocryphe que je suis.
Elle mate l’heure à sa montre et s’exclame :
— Le docteur Bellemôte qui n’est pas encore là ! Je suis ennuyée pour le 17, la fièvre a remonté et je voudrais savoir si je dois lui faire une piqûre de Jélachetouil 22.
— C’est elle qui est de garde ?
— Une semaine sur deux elle fait la nuit. Deux heures du matin pour voir si c’est en ordre…
Elle hoche la tête.
— Je me demande ce qu’elle peut faire…
Je lui répondrais bien qu’elle est en train de s’éterniser, mais comme je vous l’ai déjà placé, je m’abstiens.
— Elle a dû s’oublier, lancé-je. Un gros dodo, ou un gros câlin prolongé… Elle vit seule ?
— Oui. Sa mère est morte il y a deux ans, pendant qu’elle achevait ses études en Amérique.
— Elle n’est pas mariée ?
— Non.
— Des coquins ?
Là, Ursula croit opportun de rougir car elle a été élevée dans une institution bien-pensante où on lui a appris : à ignorer les histoires salées, à ne pas comprendre la signification des gros mots, à rougir aux questions polissonnes et à poser sa culotte sans se baisser lorsqu’elle se trouve en compagnie d’un monsieur entreprenant.
— Ça ne me regarde pas ! chuchote cette charmante petite personne plus hospitalière encore que sa profession. Mais je ne le pense pas.
Heureusement qu’elle force pas sur le phosphore, Ursula. Sinon elle se demanderait comment un zig qui débarque dans un hôpital étranger pour y voir, soi-disant, son frère blessé, peut s’intéresser à la vie privée des médecins de l’établissement.
Elle s’approche du bigophone.
— Je vais appeler chez elle, parce que vraiment, mon 17 me donne du souci.
Un téléphone mural est là, qui pousse la conscience professionnelle jusqu’à être accroché au mur. Elle décroche, non pas le téléphone du mur, mais le combiné de sa fourche et compose un numéro.
« Sonne toujours, ma biquette, me dis-je en aparté pour ne déranger personne. Si on te répond, je veux bien que les Grecs me… »
Je m’arrête à temps, car précisément on décroche.
— Allô ! fait Ursula qui est une fille originale.
— C’est toi, chérie ? demande avec un rien d’avidité une voix d’homme.
Ça l’interdit, ma bassino-haricotière. Elle a de l’effarouchement à modulation de fréquentation. Elle balbutie :
— Mais je… Je voudrais parler au docteur Bellemôte.
— De la part ?
— De l’hôpital, Mlle Ursula, la garde de nuit.
— Comment, elle n’y est pas ? s’étonne la voix d’homme dont je perçois parfaitement le souffle rauque.
— Non, et j’ai besoin d’elle, rapport à mon 17 dont la température…
— Elle va certainement arriver…
L’homme raccroche.
On se regarde, Sula et moi.
— Je crois que voilà la réponse à ma question indiscrète, vous ne croyez pas, petit ange bleu ? Pour une fille qui vit seule, y a des voix drôlement mâles dans sa maison.
TROISIÈME PARTIE
L’HYÈNE N’EST-ELLE PAS UN JAGUAR[18]
CHAPITRE PREMIER
La rue des Petits-Français a ceci de pratique qu’elle ne mesure que trente mètres de long sur trois de large. Un facteur cul-de-jatte ou un escargot savant pourraient donc y assurer le service du courrier.
À gauche se trouve une chapelle, et à droite une maison blanche, au toit bas et aux volets à chevrons. De la lumière filtre par les raies obliques des contrevents.
Je m’approche de la grille du jardinet entourant la demeure de feu Mlle Bellemôte et je la pousse, juste pour dire. Elle s’ouvre. J’avance sur des dalles serties de mousse en direction du perron. Les volets donnant sur le jardin ne sont pas complètement tirés ; je m’en approche, histoire de couler un regard avant-coureur sur les lieux. Malgré le rideau de tulle qui s’interpose, j’aperçois un homme, assis, dos à la fenêtre en train de lire un journal qui achève de me le masquer. Il a les jambes croisées et son pied en équilibre se balance sur un rythme régulier. J’attends qu’il abaisse son canard, mais l’article qu’il potasse doit être long et intéressant car il ne bronche pas. Le mieux, c’est d’aller voir sur place la bobine de ce personnage.
Je m’annonce à la porte et m’apprête à manœuvrer le heurtoir, lorsqu’il me vient à l’esprit que, comme la grille, cette lourde n’est peut-être pas fermée. N’oublions pas que le quidam attend le retour de la doctoresse depuis un sacré moment. Je tourne le loquet de bronze et — bravo pour ta jugeote, mon San-A. — l’huis se désunit pour former deux battants, dont l’un est ouvert, comme l’écrirait si justement un académicien que vous méconnaissez de vue (car il porte des lunettes à double foyer).
17
J’aime pas calembourer sur les vedettes, le temps d’imprimer le bouquin, et le lecteur ne pige déjà plus ce que j’ai voulu astucier.
18
Au seuil de cette troisième, et heureusement dernière, partie, nous attirons l’attention du lecteur et, accessoirement de la lectrice, voire du lectrice ou de la lecteur, car San-A. est lu par les hermaphrodites ; nous attirons l’attention, répétons-nous, sur la rigueur de construction de cet ouvrage dont la première partie a pour titre « L’Hyène » ; la seconde : « La Jaguar » ; et la troisième : « L’Hyène n’est-elle pas un Jaguar ? » Quelle perfection ! C’est le serpent ou l’acrobate qui se mord la queue !