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Je ferme les yeux. Je remue faiblement la tronche pour accentuer le tourbillon, m’engloutir dans sa rotation opaque, mais chaque fois je remonte à la surface. Je replonge. Je remonte… Pendant ce temps on me ligote. On me traîne, on m’étrenne, on me meurtrit. Où vais-je ? Que subis-je ? Est-ce la fin de mon destin ? Je devine qu’on me coltine dans le jardin… La terre sous mes miches ! La fraîcheur de la noye… Et puis on me jette dans une bagnole… Dans le coffre d’une bagnole. Vllangg ! Le noir. J’étouffe… Ouille, ma hure ! On roule, on cahote !

Ça dure… J’ai une nausée de gueule de bois. Ça me rappelle une promenade dans les couloirs d’un hôpital, à bord d’un chariot… Les plafonds galopaient… Une roue du chariot geignait… Derrière ma tête, il y avait un grand rouquin aux bras pleins de poils qui m’halait (comme un gant).

La voiture tourne… Une grosse bagnole, puisque je peux m’allonger dans la malle presque complètement. Elle tourne encore. Bon Dieu, elle doit faire demi-tour à tournicoter ainsi ! Freins. Arrêt en mollesse. Du temps s’écoule. Beaucoup de temps ; j’étouffe de plus en plus. Le coffre s’ouvre enfin et je vois le ciel étoilé, la lune… Tiens ! elle a changé de place par rapport à tout à l’heure… Du lac proche monte une odeur de limon. Le vent des petits matins fait balbutier des vaguelettes sur le rivage[19]. Car nous sommes tout au bord de l’eau… Maintenant j’ai repris mes esprits, sans pratiquement m’en rendre compte (ce qui est un comble, hein ?). Et je me dis : « Mon brave San-A., c’est probablement ici que les Athéniens s’astérixent. On va t’attacher quelque chose d’extrêmement lourdingue aux pinceaux, on va t’emmener promener en barque, et, une fois à quelques encablures du rivage, comme on lit dans les romans de Pierre Loti, l’inoubliable auteur de : Mon frère Ivre, Ramone chaud, les Dés enchantés, plouff ! Au jus ! Tu coules à pic et les perches réputées du lac vont faire bombance ! Ça n’est point tant la perspective de nourrir les poissons qui m’émeut car, au fond, ce n’est qu’un juste retour des choses, comme celle de me trouver dans de l’eau sans avoir la possibilité de nager.

Contre toute attente, les deux gus qui m’extraient de la malle ne me portent pas dans une embarcation, mais vers un petit hangar à bateaux proche. L’un de ces deux coltineurs n’est autre que Chemugle, je distingue mal le second, car il me tient le bras.

La porte du hangar est ouverte et une lampe tempête éclaire l’intérieur, tout comme dans les livres sur les Frères de la Côte.

Les porteurs me déportent violemment en me lâchant sur la terre battue, tellement battue qu’elle a dû pleurer, car elle est humide. L’endroit n’est pas réjouissant. Un toit de tôle sur une carcasse de bois. Des rails en pente piquent en direction de la porte coulissante, et vont, je suppose, se perdre dans le lac. Ils servent à mettre à l’eau une grosse barque de pêche, en fer. Pour l’instant, l’embarcation est amarrée sur un chariot qu’un treuil remonte avec son chargement dans le fond du hangar.

Le premier soin de Chemugle, lorsque je gis à terre, c’est de m’expédier un furieux coup de tatane dans les endosses. Mes côtelettes qui avaient déjà du jeu se coincent et ma respiration prend un mauvais rythme.

L’autre pomme s’acharne.

— Salaud ! grince-t-il, vert de haine. Salaud, salaud ! Tu me le paieras !

Celui qui l’escorte lui frappe l’épaule et murmure avec un fort accent américain :

— Laissez-le ! Le chef s’en chargera, il a beaucoup à lui demander…

— Je lui ferai la peau ! gronde l’irascible Chemugle en m’octroyant un dernier coup de latte.

L’autre truffe amerlock (du moins je suppose) m’attache à un gros anneau de fer rivé dans un pilier de soutènement du hangar… Entravé comme je suis, je pourrais même pas exproprier une vipère qui chercherait refuge dans mon kangourou.

— Il sera bientôt là, le chef ? questionne Chemugle…

— On va aller le chercher au village où il doit nous attendre.

Ils sortent. La porte se referme, je les entends qui réassurent le cadenas. Me voici seul…

Seul ?

Pourquoi, sitôt que mes tortionnaires sont partis, ai-je l’impression que quelqu’un demeure près de moi dans le local ?

Il me semble percevoir un souffle léger… Est-ce une hallucination ?

Je bloque un instant mes éponges pour mieux prêter l’oreille. Aucun doute : un être vivant respire tout près d’ici. S’agit-il d’un homme ou d’un animal ?

Ils ont laissé la lampe tempête accrochée à la proue de la barque. Elle répand une lumière souffreteuse et inégale à l’avant du bateau. Mais tout l’arrière de ce dernier reste dans l’ombre, car sa masse même fait écran… C’est de cette ombre que provient le souffle. S’agit-il, comme l’aurait sans nul doute écrit mon excellent confrère Victor Hugo, de l’exhalaison d’une bouche d’ombre, dont le souffle d’airain, etc. ?

— Y a quelqu’un ? demandé-je, presque timidement.

Le souffle s’accélère.

— Quelqu’un ? répété-je.

Cette fois, sans erreur possible, j’enregistre une plainte. Mes yeux s’habituent à l’obscurité. Je décèle une masse sombre, à terre. Ombre au milieu de l’ombre…

C’est noir, c’est long, et il y a une tache claire à une extrémité. Une tache tellement claire qu’elle doit être carrément blanche. Je pense que ce sont des cheveux couleur de neige… Hein, à votre avis ?

Je me laisse rouler en direction de ce volume, autant que me le permet la corde me liant au pilier ; De son côté, la masse amorce un mouvement reptatoire vers moi, tant et si bien que nous gagnons un bon mètre, elle et moi.

Je distingue nettement les contours d’un vieil homme habillé de noir. Il est ligoté, lui aussi. Il a du sang sur le visage… Je suis à bout de corde, lui, à bout de forces. Néanmoins il continue de se trémousser en geignant pour s’approcher de moi. Sa tête parvient dans la zone de lumière. Je pousse une exclamation, et si je ne crie pas « Vous, c’est vous ! » c’est parce que je l’ai fait dire à Chemugle dans le chapitre précédent. Le vieillard ligoté, hâve, blessé, sanglant dont au sujet duquel je vous parle, c’est M. Simon Cutepley, le grand producteur de films qui escortait Patricia Sam-Hart au Palais du Festival le soir de… de sa mort.

Lui, ici dans ce hangar perdu parmi les joncs du lac de Neuchâtel. Rêvé-je ou dors-je ? C’était lui, l’objet de la machination ourdie par l’Hyène ? Je ne m’explique pas encore le dessous des choses, mais je commence à piger leur dessus.

— Vous êtes Simon Cutepley, n’est-ce pas ? chuchoté-je.

— Oui, me répond faiblement le fossile. Et vous ?

— Commissaire San-Antonio, de Paris.

Il halète… M’étonnerait qu’il éteigne ses cent bougies s’il lui manque beaucoup d’heures pour devenir centenaire.

— Monsieur Cutepley, le hélé-je.

Une plaine plus faible que les autres m’indique seule qu’il m’entend encore.

— On vous a kidnappé ?

Un râle retentit, dont j’estime qu’il marque l’affirmation vu que le pauvre malheureux n’est plus en état de m’apporter un « oui » franc et massif.

— C’est l’Hyène, n’est-ce pas ?

— Je… ne… s’pas…

— On vous a contraint à faire quelque chose ?

— Fortune…

C’est tout. C’est explicite. C’est éloquent. Révélateur ! Pas besoin de dessin. « Fortune ». L’Hyène a secoué le colossal grisbi du non moins kolossal produc. Comment ? C’est une autre paire de choses.

— Vous pouvez me raconter, monsieur Cutepley ?

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19

Ah ! Si San-Antonio voulait s’en donner la peine, quel poète nous tiendrions là ! N’est-ce pas, Elsa ?

— Oh, oui, Louis !