Grrregnoc-grrregnouc ! Je coupe, j’effiloche, je hache, je mâche, je bâche, je cache, je dache, je fâche, je gâche, je lâche, que je sache, je tâche, je vache… J’ai les lèvres re-en-sang. Les gencives à vif.
« Miam-miam, grrregnouc, grrregnouc ». Une secousse. Servez chaud. Je me suis arraché du pilier. Tout à ma dégustation de cordage, j’ai pas gaffé la suite extérieure des événements. Ces peaux de vache ont gratté l’allumette fatale. Une lueur nous cerne et le feu ronronne. C’est un goulu. Ça fait songer à un chien avide auquel on présente une marmite de soupe. Le même bruit. Ça lape voracement. Et moi qui m’attendais à périr par l’eau !
Je me trémousse à terre. Mais j’ai beau bander mes muscles, et sans vouloir me vanter je suis un drôle de bandeur, pas mèche de me libérer.
Alors je change de tactique. Je conjugue mes efforts, je concentre mon énergie afin de me mettre à la verticale. À force de forces, j’y arrive. Je saute en direction de la lourde, façon kangourou, sauf que le kangourou, je vous le soulignais précédemment, prend appui sur la queue et que je n’en suis pas encore là. Mais la porte est bouclée de l’extérieur. C’est pas avec les bras collés au dos et les jambes étroitement soudées que j’arriverai à l’ouvrir. En sautant (vous avez déjà fait des courses en sac ?) je retourne près de Chemugle. Il râlotte. Je l’interpelle.
— Chemugle ! Eh, crème de crêpe ! Réveillez-vous !
Il vagit. Maintenant le feu a pris sa vitesse de croisière. Il fait déjà une chaleur d’étuve et les flammes ont cessé de laper la cloison de bois pour la dévorer à belles langues. Des brandons enflammés pleuvent. C’est la grande fiesta. Le bouquet suprême. Sainte Jeanne d’Arc, priez pour nous.
— Chemugle, tête de con volant ! Réveillez-vous !
Il me regarde avec des yeux cloaqueux comme les ronds produits par un petit verre de crème de cassis sur une table de marbre.
Le feu partout autour de moi. Le feu qui hurle, attisé par la brise matinale. Le feu qui grimpe, magistral, vers la charpente du hangar. L’air se raréfie, devient irrespirable. Je me sens roussir, j’ai les poils du dargif qui se biscornent.
C’est la fin, San-A. ? Un dernier regard sur le monde en flammes, mon mec. Oh, merde !… Il reste une suprême, une minuscule chance. Tout dépendra de la résistance de la toiture. Si elle tient encore un peu, ça collera peut-être… Et il se peut qu’elle ne s’écroule pas illico, car elle repose sur une armature métallique. Voilà ce que j’ai repéré, les gars. C’est rapport à la barque.
Souvenez-vous de ce que je vous ai dit plus haut… Oh puis, je vous résume, car il y a tellement de suce-pince en ce moment que vous n’avez plus assez de salive pour tourner les pages. Elle est en fer et repose sur un chariot monté sur des rails en pente qui vont au lac. C’est, grâce à Dieu (enfin, admettons), une corde qui retient le chariot au treuil de traction. Une corde et non pas une chaîne, you see ?
Il se dit quoi donc, San-A., le génial, San-A., l’invaincu ? Que le feu brûlera la corde. Que le chariot lesté de sa grosse barque de fer roulera sur le rail incliné. Que le tout, étant lourd et ayant quatre ou cinq mètres pour acquérir une certaine force de poussée, a des chances de pulvériser la porte enflammée et de passer au travers. Théoriquement, tout cela est on ne peut plus valable. Le hic, c’est le facteur temps. Le hangar s’écroulera-t-il avant que se rompe la grosse corde ? Vivrai-je encore lorsque la barque accomplira sa trajectoire ? Le chariot ne déraillera-t-il pas en percutant la porte ?
— Chemugle ! Tu m’entends !
Non, il est retombé, nez dans la poussière. Je m’accroupis, je lui cramponne le col de la veste avec mes dents, je le hisse. Je tremble tout. Il me pleut des brandons. J’étouffe. Je brûle. Je suffoque. Je suffolk. Je pue le phoque.
Me voilà debout enfin. Le plus duraille reste à faire. Ah ! San-A. ! Veux-tu que je te dise ? Tu es un terre-neuve ! À poils courts car ils commencent à cramer, tes poils. J’ai des vertiges. Être enfumé, et ne respirer que par le pif parce qu’on s’obstine à hisser soixante kilogrammes de connard dans une barque, c’est du super-sublime, non ? On n’a pas encore inventé de médailles assez grandissimes pour récompenser de tels actes d’abnégation. C’est l’abnégation de tout ! Le dépassement culminant de l’individu. Quel ordre a été créé pour reconnaître un tel haut fait ? Remarquez, des ordres, y en a tellement que ça fait désordre. Il y a quelques mois, je dînais avec des messieurs tellement bardés de décorations que je me sentais tout nu à côté d’eux. Ils étaient habillés de rubans pour ainsi dire, et ils discutaient encore de ceux qu’ils n’avaient pas, de ce qui leur était promis et qui tardait : la cravate de commandeur du Machin-Chose, celle du Chose-Machin. Ça les ulcérait, leur dévastait le mental, leur entortillait l’orgueil. J’avais un peu honte et pitié à les écouter s’exposer les mérites et les injustices, et je me suis félicité — ô combien ! — en rentrant chez moi, d’aller acheter mes cravates chez Dior ou chez Balmain, tout seul, et de les choisir aux couleurs que j’aime sans avoir de peine ni de pipe à faire ou à offrir à quiconque. Vous ne pouvez pas savoir à quel point c’est formidable de n’être que San-Antonio et que ça me suffise.
Mais v’là que je débloque en plein incendie. Ça aussi, faut le faire. Oser ! Le plus dur de la vie. Tout le monde peut et presque personne n’ose ! Tant mieux ! Ainsi ça laisse le champ libre à ceux qui ont des choses et qui savent à quoi elles servent !
La barque, elle me vient au menton. Faut d’abord que j’y grimpe avant de tenter l’embarquement de Chemugle. Je cloque cézigue contre les parois déjà chaudes du barlu et je n’ouvre les dents qu’après m’être assuré de son équilibre. Il tient à peu près debout.
— Tu m’entends, maintenant, pomme-à-l’huile ?
— Oui.
— Ça crame autour de nous…
— Au feu ! il crie. Au feu !
— T’égosille pas, les pompiers ne peuvent pas t’entendre. Aide-moi plutôt. Tu te sens assez fort ?
— Au feu !
— La ferme !
Rageusement, moi qui risquais ma peau pour cécolle une seconde plus tôt. je lui file un coup de boule dans les ratiches.
— On va monter dans cette barque de fer. Quand ses amarres craqueront, on pourra sortir…
— C’est trop tard ! balbutie le tennisman.
Je ne l’écoute plus. Chacun se fait le destin qu’il mérite. Ceux qui pensent qu’il est trop tard l’ont infailliblement in the babe, mes amis, ne l’oubliez pas. Écrivez ça sur le boitier de votre montre ou sur le crâne de votre grand-père pour ne pas l’oublier.
Je sautille toujours à pieds joints autour de la barque. Le chariot déborde à l’arrière. Ça constitue une plate-forme à environ quatre-vingts centimètres du sol. D’une détente je m’y loge. Bon. Reste plus qu’à piquer une tronche dans la barque. Une planche incandescente me choit sur le dos. Je la culbute d’une secousse. Elle tombe sur les cordages tendus. Je saute en avant. J’en prends un coup horrible au creux de l’estomac. Un moment je balance, mais, dominant ma souffrance, je m’imprime une nouvelle détente qui m’entraîne dans le fond du bateau. Je ne m’y fais pas mal vu qu’il est rembourré avec les carcasses de Bérurier et de Pinaud. « Tiens ! me dis-je in petto, quelle rencontre ! Nous sommes dans les vastes illuminations. Au cœur d’une monstrueuse fournaise.