Je vois le visage ruisselant de sueur du Gros. C’est bon ; les macchabées ne transpirent plus. Et puis son œil sanguinolent. Il a une plaque de sparadrap énorme sur le groin, de celles qui servent pour les cicatrices postopératoires.
Je me trémousse afin de me redresser, mais j’ai un banc de la barque au-dessus de moi. Ça me retarde encore la rapidité de mouvement.
— Chemugle, crié-je, passe derrière, saute sur le chariot, et…
Une secousse me la fait boucler. La barque se met en mouvement. Lestée comme la voici, et avec la pente du rail, elle fonce à une allure fuséenne. Il nous pleut de plus en plus fortement des parpaings de bois en feu sur les rognons. Un choc… Le temps suspend tellement son vol que je nous crois stoppés ; mais non, ça n’est qu’un ralentissement.
On reprend la route. La fournaise se dissipe, une bouffée d’air pharamineuse me met les poumons en liesse. En me tortillant, je retrouve les étoiles… Nous vitessons de plus en plus. Le toboggan ! Le Grand Huit ! Les roues de fer du chariot miaulent sur leurs rails comme une scie à métaux dans du bronze.
Ce que ça m’a l’air d’aller vite ! Sous moi, Béru se trémousse autant que le lui permet un bandelettage savant. Il a pris un morceau de bois braiseux sur le bide et son nombril ressemble à l’Etna filmé à l’envers (la lave incandescente qui rentre dans son terrier !).
On fonce à folle allure maintenant. Bédame : le poids qu’on représente, mes copains, la barque, le chariot et moi ! Plus d’une demi-tonne. Avec une pente à vingt degrés dont plusieurs sont Fahrenheit, vous pensez !
Tout à coup, il y a un badaboum monstre ! Moi je croyais qu’on allait se propulser dans le lagon, je ne redoutais que l’amerrissage. Pas du tout. On vient de percuter un gros « j’sais pas quoi » en fer, avec du monde dessus, dessous ou dedans qui pousse des cris lamentables. On bascule. On titube. Les amarres qui maintiennent la barcasse sur le chariot pètent. Le barlu tombe à plat, grâce au ciel — et grâce à nous qui lui donnons plus d’assise que saint François[20]. À cause de sa vitesse initiale, la barque continue de glisser sur le sol. Des joncs sifflent, se déchirent, et puis c’est un floc, un ralentissement, un contact moelleux. Un contact soyeux… De l’eau nous choit dessus, désembraisant Béru. Un grand paquet d’eau, un grand baquet d’eau. Allons-nous couler ? Pas encore : à cet âge on est dur ! Maman, les petits bateaux… Nous sommes sur le lac où la houle nous berce. Nous flottons mollement dans une aurore qu’attise l’incendie. Saint Christophe, merci pour l’amerrissage. Pour la mairie sage.
CHAPITRE IV
Un calme infini règne sur les eaux. Une mouette Échandon[21] décrit un vol plané au-dessus de notre cargo, aperçoit Béru et se sauve à tire-d’aile en poussant des cris de vieille fille éclaboussée par le passage d’un autobus.
Si la métempsycose existe, je veux bien revenir en mouette, moi. Les hommes, au moins, vous foutent la paix, vu que vous n’êtes pas comestible. Chien, c’est trop risqué, étant donné qu’on vous coupe trop volontiers la queue.
Je perçois un bruit de rames frappant l’eau en cadence, comme dans les poèmes de Rimbaud. La petite plainte rouillée des dames de nage est une musique mélodieuse. J’y vais d’une méchante beuglante, histoire d’attirer l’attention.
— À moi, au secours !
C’est classique, mais ça produit toujours son petit effet (à trente jours, fin de moi)[22].
Le bruit de rames se rapproche. Bientôt c’est l’abordage. Le Jean Bart du navire accosteur est un bon vieux vêtu d’une combinaison verdâtre, et coiffé d’une casquette de laine. La bouille du pêcheur hors ligne type. Il lui manque même pas une moustache blanche, nicotinisée. Il porte des lunettes dont un verre est opaque, pourtant il est pas allemand. Car je ne sais pas si vous y avez prêté attention, mais c’est inouï le nombre de borgnes qu’on rencontre outre-Rhin, paraît que ça vient du couvercle des chopes à bière qu’ils se filent dans le lampion en buvant.
Il lui reste qu’un falot, au destructeur de perches, mais celui-ci devient mahousse comme un phare de D.C.A. en nous avisant au fond de notre esquif.
— Saperlipopette ! s’écrie-t-il en suisse.
Je lui expliquerais bien le topo, mais le temps qu’il entrave, ça nous mènerait à la Noël, et je serais contrarié de pas revoir m’man pendant huit mois.
— Détachez-nous, brave homme, je le supplie. Nous fûmes agressés par des malfaiteurs qui nous ont dépouillés de nos superbes cannes à pêche en bambou refendu avec moulinet encyclopédique…
— Quelle affaire ! Quelle affaire ! lamente le maître-nageur-pour-asticots, en s’empressant de trancher mes liens.
Ouf ! ça va mieux ! Je dirai même que la vie reprend bonne tournure. À mon tour je délivre mes deux acolytes. Ils sont tellement ankylosés qu’ils ne parviennent pas à faire un mouvement. Le plus chouchou, c’est le père Pinaud. En arrachant la plaque de sparadrap qui le bâillonnait, je lui ai arraché aussi la moustache. Ses pauvres baffies sont restées collées après la toile et maintenant, sa lèvre supérieure dénudée et sanguinolente ressemble à un dargeot de singe.
— Eh alors, les pieds nickelés, leur lancé-je, je croyais que vous aviez un petit cadeau pour moi ?
Ils roulent de vilaines gobilles dans lesquelles un toubib découvrirait les signes de troubles hépatiques certains. Drôlement sonnés, ils sont, les Laurel et Hardy de la poulaille françouse.
Leur faconde est un peu en berne (peut-être parce qu’on est en Suisse dont la capitale, justement, l’est idem). Ils n’ont plus rien dans leur giberne, les badernes.
— Y a longtemps que vous appreniez le dur métier de sardines à l’huile dans le fond de ce rafiot ?
— Au moins deux jours, clapote Pinuchet, par-dessous sa bouillie de lèvre supérieure.
La toile adhésive a dessiné un grand rectangle noir sur le mufle à Béru, ça le fait ressembler au Masque de fer. Il est prostré, le Dodu. Son nombril carbonisé le fait souffrir, et il se le caresse par la brèche de sa chemise sinistrée en exhalant une morne plainte de loup-cervier qui s’est pris une patte dans les mâchoires d’un piège.
— Faut aller à la police, chantonne le vieux pêcheur.
— Immédiatement, monsieur, promets-je en dégageant les rames enfilées sous les bancs. Excusez le dérangement…
Je me mets à tirer sur les bouts de bois. Je souque ferme en direction de la fumée qui s’élève au milieu des roseaux. Beaucoup de choses me tarabustent les esprits, principalement la nature du grand choc ayant précédé notre mise à l’eau, et des cris qui en ont découlé.
Je rame comme un mec de Cambridge lorsqu’il fait du canotage en compagnie d’un zig d’Oxford (et fais reluire). O o o o o h… Hisse !
Béru se dévase un peu. Il remue maladroitement, tortue à la renverse qui voudrait conduire un orchestre.
— Quand vous aurez trois ronds de salive à mettre dans le circuit, vous me raconterez, leur dis-je, mais ne vous pressez pas, on a maintenant toute la vie devant soi…
— Pour un coup foireux, c’est un coup foireux, bavoche le Gravos. Figure-toi qu’on a voulu en avoir le cœur net dont au sujet de ton accident.
— H’est moi, qui ai houlu en havoir le hœur net ! aspire et transpire Pinaud.
— Chicanons pas sur le pourquoi des comment, tranche le Gros. On est allés chez le garagiste qui a réparé la Jaguar…
22
J’écris « moi » sans « s » ; je signale pour l’imprimeur. Je farfeluse tellement que, d’autor, les linotypistes rectifient, croyant bien faire, me contraignant au classicisme, me menaçant de l’Académie, sans s’en rendre compte. C’est machinal de foutre des cendres sur des excréments.