Je lui balance un coup de tatane qui le fait défaillir.
— Tu n’es plus dans l’industrie, d’accord, coupé-je, mais c’est pas une raison pour ameuter ce palace.
— On va vous monter vos bagages ! annonce le réceptionnaire d’un ton pincé.
— Bonne idée, fait Pinuche. Tenez, et prenez-en soin.
Il brandit son bronze à un garçon d’étage.
— Où sont les valises de ces messieurs ? bredouille le malheureux tout en saisissant l’amie Diane.
— À l’aéroport, dis-je, nous les avons mis à la consigne.
Il continue d’être surpris mais n’ajoute pas un mot et nous entraîne dans l’ascenseur.
Nous avons trois chambres contiguës. Je choisis celle du milieu et je file un pourliche monumental au garçon qui se replie à reculons. Ma première réaction est de me déloquer afin de prendre un bain. Comme je marine dans l’onde tiède, la porte de ma chambre s’ouvre sur un Bérurier furax.
— Ça ne se passera pas comme ça, rogne-t-il. Je porterai le pet. Quand on embarqua des gars sans leur laisser le temps de respirer, on a au moins des égards avec eux.
— Qu’est-ce qui se passe, Bonhomme ?
— On m’a refilé une chambre que ses fenêtres donnent même pas sur la mer.
— Pardon ? bredouillé-je, éberlué.
Il répète, de plus en plus furieux.
— Voyons, Béru, le calmé-je, il n’y a pas la mer ici.
Il ne l’entend pas de sa bonne oreille.
— Pas la mer en Afrique ! Est-ce que tu te fous de moi ou quoi ?
— Va regarder la carte. La mer est autour de l’Afrique et nous, nous sommes au milieu, comprends-tu ! Même pour t’être agréable, le diro de cet hôtel ne peut pas te donner une vue sur la mer, sauf si tu acceptes qu’elle soit photographique.
— Quel pays, grogne le Mahousse. D’ailleurs, qu’est-ce qu’on vient y fiche ?
— Je t’expliquerai ça en temps utile.
— Qu’est-ce qu’on fabrique dans l’immédiat ?
— On va se balader en ville et acheter des valises, du linge et des rasoirs, nous ressemblons à des marchands ambulants.
Il se gratte le nez, pensif, donne une forme arrondie au produit de ses investigations et murmure :
— C’est vrai qu’on bouffe des chenilles ici ?
— Qu’est-ce qui t’a raconté cette vanne ?
— Pinuche.
— Tu es contre ?
Il réfléchit.
— Si c’est vraiment bon, soupire-t-il, pourquoi pas !
Une paire d’heures plus tard nous sommes équipés de pied en cap, relingés, restaurés. Nous n’avons plus qu’à nous mettre au turf. Comme il faut un certain doigté au départ, j’engage mes deux équipiers à faire une sieste réparatrice. Ils sont farouchement pour.
Tandis qu’ils vont s’abattre sur leurs lits, je m’approche du portier et lui demande du feu, ce qui, dans tous les pays du monde, est la meilleure façon d’engager la conversation avec un inconnu.
— Charmant hôtel, lui dis-je, les troubles de ces derniers mois ne l’ont pas affecté ?
— Non. Pas trop.
— Où est-ce que ça en est, la situation ?
Il m’explique en long, en large et en flamand :
— Pff, ça s’est bien tassé. Mais la lutte entre les Ossoboukos et les Amulettepolka a été chaude.
— Surtout sous cette latitude, ne puis-je m’empêcher de susurrer.
— Vous pensez !
— J’ai un vieil ami qui se trouvait dans le coin au moment où ça chauffait le plus. Hans Sufler, vous connaissez peut-être ?
— Non.
— C’était, je crois, un parent à un industriel d’ici, M. Jean Brasseton…
Ça le tire de sa léthargie.
— Vous connaissez M. Brasseton ?
— Non, j’ai entendu vaguement parler de lui, qu’est-ce qu’il fait ?
— Des conserves de cœurs de palmiers. Il exporte dans le monde entier.
— Il est Belge ?
— D’origine américaine.
— Ses usines se trouvent où ?
— Au sud de la ville, à Kakahobarhi.
Pas la peine de lui filer des soupçons en le questionnant trop avant. Je laisse quimper le chapitre Brasseton pour aborder le plus délicat peut-être : celui de Mme Vachanski.
— Beaucoup d’Européens ces jours à l’hôtel ?
— Pas mal, oui.
— Des Belges ?
— Des Belges, des Français, des Américains, des Russes…
Je cligne de l’œil.
— Pas beaucoup de femmes, hélas, hein ?
— Si, deux ou trois.
Il me lance une œillade tellement polissonne qu’une cantinière en rougirait.
— Monsieur est amateur ?
Il se penche en avant et murmure :
— Monsieur est-il intéressé par la couleur ? J’ai de bonnes adresses…
— C’est à voir, ne le déçois-je pas.
Et je m’empresse d’ajouter :
— Confidentiellement, je préfère plutôt le charme slave.
Une fraction de seconde, j’ai l’impression décevante que mes lignes de fond ne vont rien donner, et puis ça vient.
— On a bien une Polonaise ici, mais elle n’est pas très fraîche.
Bing ! Servez chaud ! Vous mettez vingt balles dans l’appareil et vous appuyez sur la manette.
— Qu’appelez-vous pas très fraîche ?
— Quarante-cinq. C’est tard, hein ?
Je comprends pourquoi Larronde n’a pas remarqué la dame en mauve. Lui, les gonzesses cessent de l’intéresser lorsqu’elles ont dépassé dix-sept ans.
— Montrez-la-moi toujours, fais-je, on ne sait jamais, ça peut servir…
Il rigole.
— Elle est en ce moment dans le petit salon, à faire de la correspondance. Vous ne pouvez pas vous tromper : une belle personne blonde avec de beaux restes.
Je lui file le billet qu’il est en droit d’attendre. Du reste, un portier d’hôtel attend toujours un billet. Sa présence en elle-même constitue une valeur marchande, et sa conversation une denrée de prix.
Je lui demande une enveloppe et une feuille de papier à en-tête de l’hôtel et je passe dans le petit salon avec la mine innocente d’un monsieur qui s’apprête à faire sa correspondance.
Dans la pièce climatisée, meublée moderne et riche en couleurs vives, il n’y a qu’un monsieur d’un âge avancé de type sud-américain et une dame correspondant à la description que vient de m’en faire le saint Pierre de l’hôtel. Sa blondeur est renforcée par des rinçages savants. Elle a de grands yeux clairs et les traits réguliers. Croyez-moi ou allez vous faire décolorer le cervelet à l’eau de javel mais cette nana a dû créer des bousculades au temps où elle osait dire son âge. Maintenant des pattes d’oies marquent ses tempes et de légères valoches (des valises diplomatiques) soulignent son regard pervenche, mais c’est encore de la pépée tout ce qu’il y a de comestible. Le genre de frangine qui en connaît long comme une chaîne d’arpenteur sur les mœurs et l’habitat de la bête à deux dos. Une affaire pour un homme qui aime ses aises. La compagne idéale lorsqu’on a un week-end à tuer. Ça sait parler, ça sait se taire, ça sait agir, ça sait ne pas agir, bref, c’est un lot, c’est une affaire.
Je m’installe à une table voisine de la sienne de manière à lui faire face. Elle écrit rapidement, d’une main nerveuse. Le grattouillement de sa plume sur le papelard est un instant le seul bruit perceptible dans le salon.
À la fin d’un paragraphe, la dame lève la tête comme pour quêter l’inspiration qui va lui permettre de poursuivre, et nos regards se rencontrent.
Je lui adresse mon sourire 42 bis, celui que je n’emploie que dans les palaces, les galas de bienfaisance, les soirées mondaines et les cérémonies religieuses. Il se compose d’un très léger retroussis de la lèvre supérieure, accompagné d’une imperceptible inclinaison du buste et d’une brève intensité du regard. Le tout ne dure que huit dixièmes de seconde dans une pièce largement éclairée, et une seconde deux dans la pénombre. C’est sobre, discret, d’un prix abordable ; c’est efficace, ça porte à l’âme, au cœur et à cet endroit délicat si bien carrossé par Scandale et puis, comme dit l’autre[8] : ça ne mange pas de pain.
8
L’autre : célèbre auteur à qui l’on doit une foule de citations et de considérations philosophiques.