Mme Vachanski reçoit ce sourire en femme avertie qui juge plus les hommes à leur regard qu’à leur coupe de cheveux. Elle répond à cet hommage discret par une impondérable expression qui officiellement ne veut rien dire, mais qui officieusement, pour le garçon imaginatif signifie : « Votre prix sera le mien, votre heure la mienne. Où est-ce qu’on se met ? Y a du feu chez moi. Ne le dites pas avec des fleurs mais avec les mains. Faites vite, la vie est courte. » Et bien d’autres choses encore.
Je me dis que le fer est bien engagé, l’affaire idem, et que ça va peut-être aller beaucoup plus vite qu’un autobus de la ligne 20 à six heures du soir.
Mme Vachanski se remet à écrire et pour justifier ma présence j’en fais autant.
Je sors mon stylo à injection directe, jet rotatif, remplissage par polarisation sous cul tanné. Et je torche une bafouille qui se vendra très cher un jour à l’Hôtel Drouot :
Madame,
Je suis entré dans ce salon pour écrire à des gens lointains. Et puis je vous vois, si proche, et je n’ai plus envie que d’une chose : vous connaître. Si vous ne me jugez pas trop fou ni trop impudent, venez me rejoindre au bar. Si vous ne veniez pas je ne me suiciderais peut-être pas, mais je me sentirais triste à faire pitié. Alors ayez pitié tout de suite.
Qu’en dites-vous, bande d’amoindris ? Ça vous la couperait si vous en aviez un minimum, hein ? Il est pas de première, votre San-A., mesdames ? Je ne suis pas Mme de Sévigné, moi : je ne rate pas la correspondance.
Je quitte le salon et m’approche d’un chasseur noir occupé à contempler les jambes croisées d’une dame blanche.
Je le fauche en pleine luxure.
— Sois gentil : porte cette lettre à la dame qui est en train d’écrire au salon.
Je joins à mon message un peu d’artiche en lui précisant que c’est la lettre qui est destinée à la dame et non le pognon.
Il ne me reste plus qu’à aller attendre au bar la suite des événements. Y a du suspense. Je prends des paris avec moi-même : viendra ou viendra pas, la Polonaise ? Est-ce que le charme si opérant du ravissant San-Antonio va lui titiller suffisamment la boîte à hormones pour la décider ? Un beau Chopin, cette Polonaise !
Le loufiat du rade est un gros Noir aux tifs aplatis. Il porte une veste blanche, avec des boutons dorés et des épaulettes bleues.
— Monsieur désire ?
— Un whisky avec pas beaucoup d’eau.
Il me sert. Une musique capiteuse flotte dans l’élégante pièce capitonnée. À cette heure de la journée, le bar est vide. Je choisis un fauteuil club, à l’autre extrémité, et j’attends en regardant fondre le cube de glace dans le liquide brun. Un quart de plombe s’écoule ainsi. Les Peters sisters sévissent dans le pick-up, elles chantent « Vous qui passez sans me voir ». Je me dis que le gars de la chanson devait être vachement miro pour passer sans voir des dames aussi voyantes. Ou alors y avait éclipse totale ce jour-là. Je ne vois pas d’autre explication possible.
Au moment où ma banquise achève de se diluer dans le whisky, la porte à deux battants, style saloon (saloon de salon), s’ouvre et Mme Vachanski paraît. Au premier coup d’œil je pige que c’est gagné : en effet, elle s’est remis du rose aux joues et de la crème verte, façon potager, sur les paupières.
C’est le genre de détails qui ne trompent pas. Lorsqu’une dame fait du ravalement avant de rejoindre un monsieur, c’est que ledit monsieur ne la laisse pas indifférente.
Illico, San-A. joue sa grande scène du prologue. Debout, sourire, geste rond du bras. Faut voir le turbin : douze ans d’expérience, système breveté par la ligue d’intempérance de Philadelphie, médaille d’or au salon de la baronne Chprountz. L’œil est à la fois gourmand et prometteur. La lèvre s’humidifie, dents blanches, haleine fraîche !
La dame s’arrête devant ma table. Son visage est plus neutre que la Suède et la Suisse réunies. Elle chique à la grande bourgeoise intriguée, réprobatrice et un chouia méprisante.
— C’est vous qui m’avez écrit ça ? me de-mande-t-elle avec un fort accent polak.
Elle tient entre le pouce et l’index ma missive explosive, exactement comme s’il s’agissait d’un pansement usagé découvert dans une poubelle.
— J’ai eu cette audace, madame.
— C’est beaucoup d’audace, en effet.
— Je vous remercie d’être venue jusqu’au bar.
— Je tenais à me rendre compte, explique-t-elle sans que son visage se départe de cet air imperméable en vigueur chez C.C.C.
— Puis-je vous demander la conclusion de votre examen ?
— Vous êtes Français ?
— De bas en haut, de gauche à droite, et dans le sens des aiguilles d’une montre. J’espère que n’avez pas d’aversion pour ce peuple d’élite qui possède des footballeurs comme Ujlaki, des chanteurs comme Dario Moréno, des champions cyclistes comme Craczyck et des peintres comme Picasso ?
Là, elle est obligée d’y aller de son sourire.
— J’ai l’impression que vous vous ennuyez un peu ici et que vous cherchez de la distraction ? fait-elle.
— Pas de la distraction, madame, de la compagnie : si vous vouliez accepter la mienne, la vôtre me serait précieuse.
Ce disant, je pousse un fauteuil vers elle. Elle hésite et s’assoit. Mon orgueil mousse comme du champagne qu’on aurait agité avant de s’en servir. Un petit phénomène, le San-A., dans son genre, non ?
— Me ferez-vous le plaisir de boire avec moi ?
— Volontiers.
Une heure plus tard nous sommes les meilleurs amis du monde. Je lui ai bradé ma salade et elle m’a cloqué la sienne. Je lui ai dit que j’étais à la tête de capitaux importants (les capitaux agrémentent toujours une prise de contact, même lorsque votre interlocutrice n’est pas vénale) et qu’en compagnie de deux des actionnaires je suis venu faire un voyage d’étude au Katanga avec l’espoir d’y créer une affaire d’import-export.
La dame m’annonce qu’elle est la femme de l’attaché culturel de Pologne à Paris et qu’elle est venue à E-ville pour voir une amie. Je lui propose de dîner avec le gars Mézigue, mon ami préféré, et elle finit par accepter.
La carburation se fait bien, les potes. Il n’y a pas besoin de savoir parler le Braille couramment ou de pouvoir lire le sourd-muet pour piger qu’elle n’est pas insensible à mon charme.
On se quitte en se cloquant rancart pour dans une heure. Je monte dans ma carrée afin de me faire une super-beauté. Je me suis acheté un complet crème qui ferait tourner une jatte de mousse Chantilly ; avec une chemise blanche et une cravate à rayures noires et grises je vais désamorcer toutes les bergères de l’ex-colonie. Je me fais une pulvérisation, je me bichonne, me pomponne, me parfume, m’astique, me polis, me décape, me recape, me manucure, me pédicure, m’acuponcture, me chlorophyllise, me masse, me relaxe, me lave les dents.
C’est une gravure de mode qui se pointe dans la chambre de Bérurier. Le Gros rêve qu’il découpe la forêt de Fontainebleau en lamelles et exécute un bruitage adéquat. Je le secoue.