— Ici, au moins, on ne risque pas de réveiller les voisins, remarqué-je.
Elle a un petit rire amusé et se coule contre moi, câline, reconnaissante, comblée (du moins je l’espère).
— Antoine, chuchote-t-elle ; tu es un garçon merveilleux.
Heureux de le lui entendre dire. Une attestation de plus à verser au dossier, quoi. Le jour où je vais déballer mes ex-votos, mes lettres d’amour, et la liste de mes conquêtes, y aura du remue-ménage dans le landerneau.
— Mets la radio, chéri, soupire-t-elle, maintenant ce silence est crispant.
Docile je tripote le bouton (je suis doué) du poste et une musique douce s’élève. C’est une Congolaise qui chante une berceuse à son enfant dans le dialecte Foskaho si cher à Pierre Loti. Les paroles sont, je pense, dans toutes les mémoires.
Ça vous chatouille la glande lacrymale jusqu’à l’utérus. C’est d’une nostalgie qui parle aux tripes, comme on dit à la succursale Olida de Caen.
Soudain, j’éprouve une impression étrange. Il me semble percevoir une sorte d’espèce de glissement feutré à l’arrière de la bagnole. Comme à ces heures les reptiles sont couchés, ce bruit suspect ne laisse pas de m’inquiéter.
— Qu’as-tu, mon amour ? soupire la dame de mes pensées licencieuses.
— Ce bruit…
Elle me prend la main et la caresse doucement.
— Mon chéri, nous sommes dans la brousse et non dans les jardins des Champs Élysées.
Elle a raison. Pour la remercier de cette remarque, je lui vote une nouvelle galoche, dite suprême patin, qui ridiculiserait le champion of the world de patinage artistique sur piste cendrée.
À peine lui lâché-je les labiales, histoire de reprendre un peu d’oxygène destiné à ma consommation personnelle, que quatre ombres jaillissent de part et d’autre de la guimbarde. Quand je dis que ce sont des ombres, croyez-moi, c’en sont (et Dalila). Des ombres de nègres habillés de sombre. Ah ! qui dit mieux ?
Maria Vachanski pousse un cri d’orfèvre.
— Les Ossoboukos ! me lâche-t-elle dans un soupir terrifié.
Elle n’a pas le temps de me donner une conférence avec projection sur les mœurs de ce peuple de la brousse.
En moins de temps qu’il n’en faut à un hippopotame pour casser une noisette dans ses dents, nous sommes saisis, happés, extraits, dérobés, entraînés. Maria hurle tellement qu’à côté d’elle la Callas aurait l’air d’interpréter le Prélude de l’Après-midi d’un Aphone. Mais l’écho rend ses cris dérisoires. Votre San-Antonio bien-aimé, de son côté, en mène moins large que la place de la Concorde. Moi je veux bien me farcir des truands, des agents secrets, des tueurs et tout, mais j’avoue que je suis dérouté par ces adversaires inusités. Deux mastars aux yeux luisants de carnassiers m’entraînent dans les profondeurs de la forêt. Mes nougats ne touchent pas terre. Ce qui va arriver, je le devine sans avoir recours au marc de café. Ils vont m’égorger comme un mouton et faire subir à Maria une séance de missiles broussards à côté de laquelle celle qui vient de se dérouler dans la voiture paraîtra une aimable plaisanterie.
Nous parcourons de la sorte un millier de mètres et nous atteignons un baraquement abandonné, démantelé, à l’intérieur duquel brille une faible lumière.
On m’y catapulte et j’atterris brutalement sur un sol de terre battue, jonché de reliefs d’aliments.
En m’arrachant de la guindé, les Ossoboukos ont fouillé mes poches pour s’assurer que je n’avais pas d’arme. Et je n’en avais pas… dans les poches. Par contre, mon ami Tu-tues se trouve sous mon aisselle gauche, astucieusement maintenu par une gaine de cuir appelée holster.
Ces messieurs sont trop primitifs pour connaître ça. Je feins de m’être blessé en chutant et je passe la pogne par l’échancrure de ma chemise, comme si je souffrais vachement et que je veuille me masser le poitrail. Ma dextre saisit la crosse gaufrée du pétard. Un sang nouveau afflue dans mes veines. D’une légère pression de l’index, j’ôte le cran de sûreté et vite fait je dégaine l’outil. Les quatre Ossoboukos sont armés aussi, seulement eux, ils n’ont que des coutelas. Et encore ces cure-dents sont-ils passés dans leur ceinture.
— Les pattes en l’air, vite ! je crie en souhaitant qu’ils parlent français, ou du moins qu’il le comprennent.
Le plus grand du quatuor saisit le manche de son ya. Alors je défouraille. Il morfle la prune en plein cœur et s’écroule sans avoir pu dégager sa lame.
Maria Vachanski, blottie dans un coin de la baraque, se masque les yeux de la main en écartant bien les doigts. Les trois autres copains considèrent leur ami défunt avec un air de grande incrédulité. Ils n’ont pas encore bien pigé par quel prodige ce pétard est venu dans ma main et s’est mis à glavioter du plomb.
— Les mains en l’air ! je répète.
L’un d’eux comprend et se hâte d’élever ses longs bras ; les autres en font autant. Je m’approche d’eux en passant par derrière et je pique leurs lingues.
Après quoi je me tourne vers ma tendre amie.
— Vous venez, Maria, on rentre, la représentation est terminée.
Elle se lève et me rejoint sans piper mot (on ne peut pas tout faire). La brutalité et la rapidité des événements l’ont abasourdie. Elle marche comme marche le gnace qui gagne Strasbourg-Paris lorsqu’il arrive à la Villette.
Une élémentaire prudence me commande d’abattre ces trois loustics pour éviter un nouveau coup fourré, mais vous connaissez le grand cœur de San-A. ? Je ne puis me résoudre à buter trois hommes de sang-froid, quand bien même ces trois hommes aient l’envie de me découper en rondelles.
— Tu sais compter jusqu’à dix ? je demande à l’un des trois gaillards.
— Ça me ferait mal, qu’il me répond, ça serait pas la peine d’avoir son brevet supérieur avec mention bien.
Comme quoi on peut avoir des surprises.
Je m’en tire par une boutade pour masquer mon désarroi.
— Alors puisque tu sais compter, compte avec mon adresse. Le premier qui sort de cette cabane avant dix minutes ira rejoindre son pote au pays du cirage noir.
Ayant dit, je sors à reculons le revolver braqué sur mes ex-antagonistes.
Une fois dehors, j’attends quelques secondes pour voir ce qu’ils vont faire. Ils ne bronchent pas. Grosse partie de coudes au corps, mes frères. La pétoche, ça donne des ailes.
Je prends Maria Vachanski par la main (il n’y a plus que par là que je ne l’ai pas encore prise) et je l’entraîne vers la bagnole.
Cette fois c’est le gars Moi-même, cette espèce de surhomme dont je vous ai déjà parlé quelque part, me semble-t-il, qui prend place au volant. C’est pas que Maria conduise mal, mais je pense sincèrement que je conduis mieux qu’elle, en tout cas plus vite.
Manœuvre rapide pour faire demi-tour. J’appuie sur le champignon. En voilà un qui n’est pas vénéneux, je vous jure.
C’est au moment où nous retrouvons les lumières que Maria, elle, retrouve sa voix, plus son slip qui gisait sur le tapis de sol de la Chevrolet. Elle se sert de l’une et remet l’autre.
— C’est épouvantable, bredouille-t-elle. Si on devait mourir de frayeur je serais morte tout à l’heure… Heureusement que vous étiez armé !
— Vous aviez raison, plaisanté-je, la foret congolaise, ça n’est pas le Bois de Boulogne. On s’y marre peut-être autant, mais on y court des dangers plus grands.
« Et votre amie Estella dans tout ça ?
— Je ne me sens pas le courage de lui rendre visite maintenant, je vais lui téléphoner. Et puis…