— Oui ?
Elle a un geste rond autour d’elle-même.
— Je crois que je ne suis pas très présentable.
Je remise la calèche près de l’Albert 1er et nous entrons dans notre hôtel.
Surprise pour l’éminent San-A. En passant la porte-tambour, j’aperçois dans le hall le chauve du Guest House, le susnommé James Hadley. Il est sur une chaise, James Hadley. Et il attend. Moi, San-A., je vous parie un chapeau rond contre un carré d’agneau que c’était Maria qu’il attendait. En la voyant déboucher, cette truffe a eu le même mouvement d’accueil que tout à l’heure au restaurant. Et puis il me voit et se rassied comme s’il était chez le dentiste et que ça ne soit pas encore son tour d’aller se faire fraiser la molaire.
Maria passe devant lui sans le regarder.
— Que faisons-nous, chérie ? je demande à ma conquête.
— En ce qui me concerne je vais aller me coucher, avertit Mme Vachanski. Des émotions pareilles…
Elle est toute pâle en effet. Dans la voiture j’ai consommé son rouge à lèvres, son rose à joue, son noir à cils, son vert à yeux.
Elle me tend la main. Je la baise.
En m’inclinant, je mate la physionomie de James Hadley. Je constate alors que cet homme n’a qu’un œil : le gauche. Son œil droit, il l’a fait venir de Murano par paquet-lettre.
C’est de la belle imitation. On croit même y lire une expression ! Il doit avoir les moyens, cet homme, les yeux de verre avec expression étant hors de prix.
Ayant pris fort civilement congé de ma Polonaise, je gagne la chambre de Béru. Nobody, non plus que dans celle du Retraité. Ces deux gentlemen doivent se faire une petite ribouldingue à l’heure où je mets sous presse. C’est donc dans ma piaule que je vais en dernier ressort, comme disait un fabricant de sommiers.
À peine en ai-je franchi le seuil que je m’arrête. Mon sixième sens est instantanément en alerte. Et pourtant la piaule est vide. D’où provient alors cette sensation bizarre qui me point ? Il me semble qu’il y a un je ne sais quoi de changé dans cette pièce. Je cherche et comme chaque fois que je cherche quelque chose je le trouve : quelqu’un est venu ici en mon absence et a fouillé les lieux…
Vous n’ignorez pas que je possède une mémoire visuelle extraordinaire ? Mon œil a la rigueur d’un appareil photographique. Il voit tout, enregistre tout. Je me rends compte que certains objets ne sont plus à leur place habituelle.
La valise que j’ai achetée tantôt, par exemple, et qui se trouvait sur la claie porte-bagages est à terre maintenant. Son couvercle en est ouvert. Le gars qui est venu inspecter les lieux (et qui pourrait fort bien être l’homme au lampion-bidon) n’a pas dû trouver sa pâture ici, vu que mes bagages sont réduits à leur plus simple expression : j’ai acheté le complet que je porte actuellement, plus du linge de corps et une trousse à toilette.
Je souris ironiquement. Et puis mon sourire se fige comme des gouttes de chandelle sur le marbre d’une table de nuit. Je fonce à mon autre costar, j’explore les vagues et je pousse un rugissement qui me ferait naturaliser lion si j’en faisais la demande à la préfecture du Rhône.
De quoi se faire savater le valseur jusqu’à ce que ça produise de l’électricité, les gars ! J’avais conservé le portefeuille prélevé villa Dupont sur le cadavre de Hans Sufler. Or, ce portefeuille a disparu. Il était dans la poche intérieure droite de mon veston. Maintenant il y a ballepeau. Quel œuf j’ai été ! Il a bonne mine, le commissaire San-Antonio ! Chouette, le superman ! Parlons-en !
C’était bien la peine que je me fasse passer pour un financier et que je raconte des vannes autour de moi.
Je reconstitue tout avec une clarté stupéfiante : je chambre Maria Vachanski qui en a long comme Paris-Nice à se reprocher. Ça lui paraît suspect, à cette quasi-quinquagénaire, le gros coup de foudre qu’elle inspire à ce beau mâle[11]. Elle a les pieds sur la terre, la Polonaise.
Alors elle m’emmène bâfrer au Guest House où elle avait rancard avec le Tondu au carreau en verre de vitre. Elle lui fait signe de ne pas broncher en entrant, puis elle va aux toilettes afin de lui écrire un message. Elle passe la consigne et un peu de monnaie au chasseur pour qu’il appelle James Hadley et lui remette le message.
Sur le faf, elle demande à son complice d’aller à l’Albert 1er fouiller ma turne pendant qu’elle me retient dans ses cotillons. L’homme-au-sulfure-dans-l’orbite obéit. Il largue le restaurant, s’amène à l’hôtel, fouille mes maigres bagages et découvre les papiers de feu Hans Sufler. Du coup y a branle-bas de combat.
Il bigophone d’urgence à mon égérie pour lui annoncer ce qui se passe.
La chère Maria, qui avait déjà des doutes, comprend que je suis un poultock lancé sur ses hauts talons. Elle fait organiser un guet-apens dans la forêt et me bonnit l’historiette de l’amie Estella qui souhaiterait tellement me connaître. Je marche. On prend un peu de bon temps. Ces messieurs de la forêt radinent et nous kidnappent mais je me dépêtre de leurs griffes. Le coup est raté pour madame Vachanski.
Fin du premier round. Égalité en somme. Elle sait maintenant qui je suis et moi j’ai pu éviter le piège. À suivre ?
Je vais boire un verre d’eau, ce qui m’arrive rarement et seulement dans les cas graves. Puis je m’humecte la façade pour m’aider à réfléchir. La fraîcheur est de bon conseil.
« Mon petit San-A., j’ai idée que des choses graves se préparent. Et j’ai aussi l’idée qu’elles vont avoir lieu dans un avenir tellement prochain qu’il est peut-être commencé. Si tu en crois ta vieille expérience, ne te fous pas dans les torchons, mais reprends illico le sentier de la guerre, c’est celui de la gloire et de l’honneur, Amen !
Je décroche le bigophone.
— Passez-moi Madame Vachanski, s’il vous plaît.
De ma main libre je prends une cigarette et l’allume. Un moment de quelques instants s’écoule, puis le standard m’apprend que ça ne répond pas chez la Polonaise.
— Voulez-vous que nous la cherchions au bar ou au salon ?
— Inutile, je vous remercie.
Je raccroche, tire une bouffée et sors de ma piaule après avoir éteint la lumière.
CHAPITRE VII
Je vais moi-même au bar jeter un coup d’œil. Maria ne s’y trouve pas, non plus qu’au salon, et le Chauve à l’œil made in Italy a également disparu. Je me pointe donc vers mon pote le portier. Il me virgule une œillade égrillarde.
— Monsieur est toujours partisan du charme slave ? demande-t-il.
— De plus en plus, assuré-je. À propos, vous n’avez pas vu Madame Vachanski ?
— Elle est sortie il y a un instant.
— Seule ?
— Oui.
— Je croyais qu’elle était avec un ami : un type chauve qui se tenait assis là ?
Il fait une moue évasive.
— Ils ne sont pas sortis ensemble en tout cas.
— À propos de sortir ensemble…
— Oui ?
— Vous ne savez pas où mes deux amis sont allés ?
— Non, Monsieur, ils n’ont rien dit. Il est vrai qu’ils sont partis précipitamment lorsque leur taxi a été là.
Je tique.
— Ils ont pris un taxi ?
— Ils l’ont demandé aussitôt après le coup de téléphone qu’ils ont reçu.
Alors là, coup de cymbale dans l’arrière-tronche de San-Antonio. Béru et Pinaud ont reçu un appel bigophonique à Élisabethville où ils ne connaissent personne ! C’est inouï, fantastique, et surtout inquiétant.
Je me fais répéter la chose. Puis je demande :
— D’où venait cet appel ?
— Mais, de la ville, Monsieur.
— Et qui vous a-t-on demandé ?
11
Ne vous tourmentez pas pour mes chevilles, je porte des bandes-molletières sous mon grimpant.