— Le locataire de la chambre 404[12].
Le mystère s’épaissit.
— J’aimerais retrouver le taxi qui a véhiculé mes amis, la chose doit être possible, je pense, pour un homme aussi intelligent que vous ?
Je lui glisse un bifton format adulte. Il l’enfouille si vite qu’un instant je me demande si je le lui ai vraiment donné.
— Assez facile, Monsieur.
Et le portier décroche le bignou. Il compose un numéro en utilisant la pointe d’un stylomine.
— Les Taxis Van Houten ? demande-t-il.
On lui répond « Oui » en wallon.
— Ici Albert 1er, annonce le roi chevalier des portiers d’hôtel congolais. Dans la soirée je vous ai demandé une voiture, vous êtes au courant ? Bon. Il est rentré ? Très bien, dites-lui de venir ici tout de suite.
Il raccroche.
— Vous avez de la veine, le chauffeur rentrait à l’instant après avoir terminé son service.
De la chance ! J’espère. Cette disparition du tandem Béru-Pinuche ne me dit rien qui vaille. Poursuivant ma série de déductions, je pense qu’après avoir découvert qui j’étais, James Hadley a mené une rapide et discrète enquête dans l’hôtel.
Il a appris que je n’étais pas seul et a décidé de neutraliser mes collaborateurs. Pendant que Maria et ses bougnouls s’occupaient de moi, lui s’occupait de Béru et du cher retraité.
Pauvre Pinuche ! Dire qu’il devrait être derrière son bar, à cette heure ! En guise de retraite, il risque fort de se retirer dans l’estomac d’un lion !
Je suis interrompu dans mes réflexions par l’arrivée du chauffeur de taxi. C’est un superbe noir de près de deux mètres, vêtu d’un vêtement de coutil bleu.
Son sourire vaudrait une fortune chez Colgate, sa chevelure en vaudrait une autre chez Cadoricin et je pense qu’il pourrait sûrement en réaliser une troisième chez Éminence.
Il tient à la main une casquette plate américaine, bleue à visière blanche.
— C’est toi qui m’as demandé, M’sieur ?
— Je voudrais savoir où vous avez conduit les deux messieurs que vous êtes venu chercher dans la soirée ?
Il rit et je reçois un éclat de sa denture dans l’œil.
— Les ai emmenés à Bokono, M’sieur.
— Où est-ce ?
— Si tu veux je t’emmène.
— O.K.
Je le suis. Il pilote une rutilante Mercédès 220, rouge vif. Je m’installe à ses côtés sur la banquette avant.
— Mes amis ne t’ont rien dit ?
— M’ont dit de les emmener à Bokono, M’sieur.
— Rien d’autre ?
— Non, M’sieur. Ils causaient qu’ils allaient retrouver un ami qui s’appelait Tonio ou quèque chose comme ça.
C’est bien ce que je pensais : on a berluré mes potes en leur faisant croire que je les réclamais.
— C’est loin, Bokono ?
— Juste au nord d’E-ville, M’sieur.
— Ils sont allés dans une maison ?
— J’sais pas, M’sieur. On les attendait avec une auto tous-terrains, même chose les Jeeps, M’sieur, tu sais ? Plus grande seulement.
Je frémis. Une voiture tous-terrains ! Ça veut dire qu’on les a convoyés dans la jungle. Si on les a trimbalés si loin, ce n’est sûrement pas pour leur faire admirer le paysage.
Nous ne tardons pas à arriver. Le chauffeur stoppe à un carrefour de routes. Il n’y a que quelques maisons isolées, des hangars plutôt, où l’on doit remiser des machines agricoles.
— Ici, m’annonce le conducteur.
— Et l’auto dans laquelle ils sont partis a pris quelle route ?
Il me désigne la voie la plus étroite.
— Par là.
— Très bien, allons-y.
Le chauffeur secoue la tête.
— Pas possible, M’sieur.
— Pourquoi ?
— C’est pas sûr. Plein d’Ossoboukos dans la forêt. Eux y sont très méchants. Y en a encore cannibales…
Je m’emporte.
— Tu vas pas te dégonfler, collègue. Avec moi t’es paré, je suis armé.
Il secoue la tête avec la même détermination patiente.
Je pourrais avoir douze bazookas autour du ventre et une mitrailleuse jumelée dans le tiroir de ma cravate qu’il n’accepterait pas davantage. Je ne puis cependant pas m’engager à pince dans la sylve sauvage ? D’autant plus que je n’ai même pas une Wonder pour rechercher mes compagnons. Il en a eu une idée à la gomme, le Vieux, de nous propulser dans ce sacré pays. Ah ! la carne, il me le paiera.
— C’est bon, soupiré-je, ramène-moi en ville.
— Tout de suite, M’sieur ! s’empresse le Fangio des Tropiques.
En cours de route il me vient une idée.
— Sais-tu où se trouve le Consulat de France ?
— Oui, M’sieur.
— Très bien, tu vas m’y conduire.
Je look ma breloque. Elle marque dix heures vingt. C’est plus tellement une heure pour les visites diplomatiques, mais enfin ce n’est pas non plus une heure extravagante. Nécessité fait loi, a déclaré un mec qui devait être dans la nécessité.
Le Consulat se trouve dans un immeuble neuf aux larges baies. La plaque qui somme la porte a quelque chose de rassurant qui me réconforte un brin. J’entends de la musique, des rires… La lumière coule à Giono et je suppose que le champagne en fait autant.
— Faut attendre ? me demande le chauffeur.
— Oui, mon fils.
Il fait la grimace.
— Mon service est fini, M’sieur.
— Tu as de la chance, le mien ne fait que commencer.
Il éclate de son bon rire juvénile.
— Attends-moi et je te refilerai un pourboire gros comme l’ami que tu as trimbalé à Bokono.
Il accepte. Je pénètre sous le porche où un gardien de la guerre civile congolaise monte la garde, assis sur la première marche du perron. Le Consulat occupe tout le rez-de-chaussée. Je sonne à une large porte laquée. Un noir en veste blanche et pantalon noir vient délourder. Le bruit, la musique, les rires sont plus présents. Si je ne me goure pas, il doit y avoir réception au Consulat.
— Je voudrais parler à M. le Consul de France, déclaré-je avec emphase, ayant pris soin de m’en acheter un paquet avant de partir.
— Monsieur le Consul est occupé.
— C’est extrêmement important.
Mais le Négus est obstiné.
— Il est occupé, on peut pas le déranger.
— Je vous répète que c’est extrêmement important !
— On peut pas, on peut pas ! répète le larbin.
Je me flanque dans une rogne plus noire que la frime de mon vis-à-vis. Je lui glisse ma carte professionnelle dans la main.
— Écoute, mon pote, lui dis-je. Tu vas aller porter cette carte au Consul, sinon je te coupe en morceaux dont le plus gros sera pareil à un grain de tapioca, vu ?
Cette fois il se dit que, de toute manière il doit en référer à son patron et il détale. J’entre dans le hall et je relourde because les courants d’air. Je n’ai pas longtemps à attendre.
Le Consul se pointe avec un air commotionné. Il est en smok. C’est un bel homme d’une quarantaine d’années, aux tempes précocement grisonnantes. Il porte des lunettes à montures d’or et il a une cicatrice au menton, comme en avaient les étudiants allemands à l’époque où ils se gravaient leurs initiales dans le portrait à coups de sabre.
Il me salue avec la tête et avec distinction.
— Excusez ma visite si peu protocolaire, dis-je, mais j’ai grand besoin de votre aide ou, pour le moins, de vos conseils.
Pour commencer il me rend ma carte, puis il s’efface afin de me laisser passer.
— Allons dans mon bureau.
Le larbin a déjà ouvert la porte d’icelui et fait la lumière. J’entre dans une pièce aux vastes proportions et au mobilier anachronique, car il est très administration française, et dans ce style ultramoderne ça se remarque.