Pendant que ce remarquable exposé s’inscrivait dans le cœur de buis de vos esprits, j’ai contourné la maison de Brasseton, l’homme qui affectionne le chant du guépard, et trouvé l’issue recherchée. C’est une porte vitrée, mais munie d’une forte grille, qui donne accès à une cuisine. Sésame lui raconte l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os, la lourde dit « D’accord » et je pénètre dans la maison (en anglais in the house).
Le piano continue de débloquer au livinge-rome. Je peux me tromper, comme disait un masturbé ambidextre, mais à mon avis, la dame qui tripote le clavier a des ratés dans le moteur à deux temps. Faut être en cale sèche pour jouer du piano de cette façon évasive et continue.
Je quitte la cuisine pour suivre un étroit couloir conduisant à la réception. Mais je me garde bien de gagner le livinge. Je trouve un escalier dans un renfoncement qui avance. Il ne fait que transiter au rez-de-chaussée. Il vient du sous-sol et grimpe au premier. Je me dis que le sous-sol constitue une planque idéale pour attendre la suite des événements. Or, la suite des événements c’est le retour de Brasseton, lequel m’a l’air d’être sorti. (On est un crack de la déduction ou on ne l’est pas !).
Je descends donc l’escalier que je vous parle et j’atterris dans une cave où il fait noir comme dans la conscience d’un usurier. Il me reste quelques allumettes. J’en frotte une, manière de repérer les lieux. Je me trouve dans un vaste espace bétonné qui doit servir de buanderie et de chaufferie. Un bassin de pierre, des machines à laver, à rincer, à essorer, à repasser, à froisser, sont alignées le long du mur.
Au fond de cette première partie du local une porte basse permet d’accéder à la cave à vins. Une nouvelle allumette, et j’ouvre cette nouvelle lourde avec mon cher passe-partout. Je ne me suis pas gouré : c’est bien la cave à pinard. Je suis chez un amateur qui aime le sirop de treille. Il est bath, le trou de ses crus : des casiers cernent le local voûté. Il fait relativement frais ici. Je me chuchote que je serai bien pour attendre dans cette crypte à nectar. Je m’assieds sur un petit tonneau vide et je bigle le cadran lumineux de mon bracelet-montre. Il sera bientôt une heure. Le zig Brasseton ne va sûrement pas tarder.
Je tressaille : il se trouve peut-être à la fiesta du Consulat de France ? Plus j’y songe, plus je me dis que c’est probable. Les surboums ne doivent pas être tellement nombreuses à E-ville. Je poireaute une dizaine de minutes, puis je me dis qu’un coup de pichtegorne m’aiderait à prendre patience. Je gratte mon avant-dernière alouf et je me choisis un coup de blanc sérieux. Il y a du Muscadet, du Pouilly Fuissé, du Château-Chalon. J’opte pour ce dernier cru qui coula à flot dans le gosier d’Henri IV.
La flamme de mon allumette commence à me lécher les doigts. Je la jette presto sur le sol où elle grésille doucement, répandant une dernière lueur. Je la regarde s’engloutir dans l’opacité de l’ombre. Et c’est alors que j’ai la pomme d’Adam qui se prend les pieds dans la carpette ! Près de l’allumette agonisante, il y a quelque chose d’assez effarant.
L’obscurité est revenue et je doute de mes sens. Non, c’est pas possible, je me suis gouré, j’ai fait un coup de berlu, ça vient du climat ?
Je m’agenouille et je palpe la terre battue. Un contact terrifiant me court-circuite les centres nerveux. Je viens de rencontrer une main. Elle est froide. Je dompte ma répulsion et je palpe encore. Après la main vient le poignet, puis l’avant-bras, puis le bras, l’épaule… Un cadavre ! Il y a un cadavre dans la cave à vin. Qui est-ce qui avait raison, tas de citrons pressés ? Le San-A. joli quand son petit doigt l’avertissait qu’il allait se passer des trucs chez Brasseton. Décidément ce mec-là est le grand hébergeur de macchabs. Que ce soit à Paris ou à E-ville, faut qu’il ait de la viande froide chez lui.
Je gratte mon ultime alouf. Il s’agit de pas la rater. La lueur bondissante s’agrippe à l’extrémité de la bûchette. Elle s’épanouit. Je l’abaisse lentement vers le tas sombre gisant à mes pieds : James Hadley gît sous un casier à bouteilles avec un enfoncement de la boîte crânienne.
CHAPITRE IX
On a buté Monsieur depuis plusieurs heures déjà car il est froid comme un nez-de-chien-bien-portant. Au cours des quelques secondes de lumière dispensée par la dernière allumette j’ai le temps d’examiner la blessure.
Ce type a pris sur le sommet de son crâne déplumé le plus magistral coup de barre de fer jamais administré à un calvitié. Il n’a pas eu le temps d’évoquer la fin tragique de la famille Capet (Allô ! ne coupez pas !).
Le coup-de-plumeau-à-guérir-les-migraines l’a expédié tout droit chez Saint Pierre qui a dû être pris au dépourvu.
Mon allumette s’éteint. C’est donc à tâtons que je fouille les fouilles du cher défunt. Inscrivez ballepeau et croisez les bras : on s’est déjà occupé de la question. Exceptées quelques miettes de tabac, les poches du mort sont aussi vides que la colonne des bénéfices sur le Grand livre du ministre des Finances.
Décidément l’endroit est trop malsain et il vaut mieux attendre ailleurs le retour (problématique) de ce Jean Brasseton que j’ai de plus en plus envie de connaître.
Je retourne à la porte et, ce faisant, mon pied se pose sur un objet rond et dur. Je me baisse et ramasse la chose. Puis je quitte le sous-sol. C’est plus une cave, c’est une morgue. Vous m’en reparlerez du Congo !
Cette fois le piano ne fonctionne plus. Un étrange silence règne dans la strass. Bizarre qu’il n’y ait pas de larbins dans cette vaste demeure.
Me voici dans le couloir de la cuisine. Je regarde l’objet que j’ai ramassé dans la sinistre cave à vin et je découvre avec horreur qu’il s’agit de l’œil de verre de M. James Hadley. Vachement désagréable et insolite, ce truc-là. L’idée que ce globe de verre se trouvait naguère dans l’orbite d’un type me colle des frissons sous la peau. Vivement je glisse l’œil dans ma poche. C’est pas que je veux le conserver comme trophée. Dieu merci, je n’ai pas de ces marottes-là, mais je me dis qu’il est un témoignage de la mort de Hadley pour les gens de sa connaissance.
Je cramponne maintenant l’ami Tu-Tues, je le tiens dans mon dos et m’avance en direction du living. La pianiste s’y trouve encore. Elle est assise sur un sofa et lit une revue d’ameublement. À mon entrée elle lève la tête. Logiquement, cette dame devrait avoir les flubes en voyant surgir chez elle, au beau mitan de la noye, ce zigoto baraqué façon bahut normand. Il n’en est rien. Elle reste très calme, attentive, je la sens à peine surprise par mon débarquement.
— Je ne vous connais pas, dit-elle seulement.
Mine de rien je glisse mon feu dans ma poche de futal. Il ne sera pas nécessaire.
— Je voudrais parler à M. Brasseton, dis-je, c’est urgent.
Elle me sourit. Vue de près, cette personne doit se faire facile ses soixante carats. Elle est menue, sèche, grisâtre. Son regard a je ne sais quoi d’extrêmement morne et lointain. J’avais deviné pile : elle roule un peu sur la jante.
— Il n’est pas ici en ce moment, fait-elle.
— Je sais. Où est-il ?
— En France !
J’avale ma salive. Est-ce qu’elle débloque ou bien dit-elle la vérité malgré sa pensarde charançonnée ?
— En France !
— Oui. Mais il va bientôt rentrer.
— Il y est depuis longtemps ?
Elle fronce les sourcils.
— Une dizaine de jours.
Je considère la dame avec une forte indécision. Je voudrais faire la part de sa folie et celle de son reliquat de raison. Quel crédit accorder aux dires d’une personne siphonnée ?