— Vous êtes une parente à lui ?
— Voyons : je suis sa maman.
— Oh ! pardon, excusez-moi. Vous habitez seule ici en ce moment ?
Elle essaie de s’épousseter les cellules.
— Vous n’avez pas de domestiques ? insisté-je pour orienter sa carburation.
— Oh ! si… Il y a Banko…
— Où est-il ?
— Je ne sais pas. Oh ! si… attendez : il est allé voir sa fiancée.
— Personne n’est venu vous rendre visite dans la soirée ?
— Si.
— Qui ?
— Eh bien… vous !
M’est avis qu’on va tourner en rond comme un avion qui n’arrive pas à dégager son train d’atterrissage tourne au-dessus d’un aéroport.
C’est hallucinant comme situation, cette dame dérangée seule dans une grande maison gardée par un guépard, avec un cadavre au sous-sol.
— Vous êtes certaine que personne n’est venu ?
— Mais oui, certaine, quelle drôle de question. Ah ! Si… Il y a eu vous.
Indicatif-maison. Quand c’est fini on recommence, elle est sur la boucle, la pauvre dame. Faut pas trop la chahuter, elle a le cervelet en verre filé.
— Votre domestique est parti à quelle heure ?
— Je ne sais pas… après le dîner.
Je gamberge un peu. Si elle dit vrai, le larbin n’était plus là quand on a trucidé James Hadley.
Seulement cela sous-entendrait qu’elle était vraiment seule in the house, alors comment…
Je me lève brusquement et je file à la porte principale. Elle n’est pas fermée à clé. Donc n’importe qui pouvait s’introduire chez Mme Brasseton pendant qu’elle martyrisait son piano.
Je reviens vers la chère dame déplafonnée.
— Il y a longtemps que vous jouiez du piano ?
— Ah ! vous m’avez entendue ?
— Oui. Vous jouez merveilleusement.
— Je donnais des concerts autrefois. Je joue tous les soirs…
Le piano, on ne peut pas dire que ça soit comme la bicyclette : ça s’oublie. La preuve…
— Vous me permettez de téléphoner ?
— Mais oui. Vous savez où est le téléphone ?
— Non.
— Dans le bureau de Jean.
— Et le bureau de Jean ?
— La pièce à côté…
Je m’y rends. C’est en fait une bibliothèque avec un secrétaire. Le bignou se trouve sur le meuble. Je chope l’annuaire qui lui tient compagnie et je le feuillette jusqu’à ce que j’ai dégauchi le numéro du consulat de France. Je décide alors de le prendre en note car je suis appelé à en avoir besoin souvent dans l’avenir immédiat. Je tire de ma vague le mot de recommandation du nommé Van Danléwal afin d’y inscrire ce numéro et voilà qu’au lieu de transcrire ces quelques chiffres, je me perds dans la contemplation du message lui-même. Pourquoi soudain, vu en pleine lumière, évoque-t-il confusément quelque chose en moi ? Quelle souvenance imprécise remonte à la surface de ma mémoire ? Je me prends la tronche à deux pognes et je ferme les yeux afin de me concentrer à bloc. Voyons… Voyons…
Des ondes concentriques se dégagent de ma coiffe. Brusquement je chope mon portefeuille et fébrilement je l’explore. Ce que je cherche s’y trouve bien : le mot découvert dans la basque d’habit de Bérurier et qui est en fait à l’origine de tout ce mic-mac. Je le place à côté de l’autre billet et je pousse un vagissement qui devrait exprimer simultanément : la stupeur, le triomphe, la joie et la volupté. Comprenez bien, bande de navets creux, oïez, pigez, entendez : c’est la même écriture ! Vous esgourdez ? La personne qui a passé le mot à Hans Sufler, c’est ce mystérieux Van Danléwal. J’avais cette preuve sur moi et je continuais à me cogner le bol contre les murs ! Pauvre locdu !
Je compose prestement le numéro du Consulat. Une voix de femme me répond au bout d’un certain temps. Je lui dis que je veux entretenir le consul pour une affaire de la plus haute importance. Mais c’est le genre de formule qui n’a plus l’air d’épater personne ici.
— M. le Consul donne une réception, dit-elle, et il ne peut pas venir au téléphone.
— Allez lui dire que c’est le commissaire San-Antonio des services spéciaux qui le demande, et faites vite !
J’ai dû trouver le ton adéquat, ou alors, c’est ma qualité qui l’impressionne :
— Ne quittez pas, je vais m’informer.
— C’est ça, ma poule, murmuré-je, après avoir obstrué l’émetteur avec la main, va t’informer et fais-toi cuire deux œufs…
En attendant la venue du premier consul, j’inspecte la bibliothèque, l’appareil téléphonique d’une main, le combiné de l’autre. Elle est meublée avec goût et opulence comme le reste de la maison (la cave par exemple !). Brasseton a une collection de sulfures-porte-perruques extraordinaires. Les livres rares abondent dans sa bibliothèque. Je tombe en arrêt devant une photographie posée sur l’avancée d’un rayon de bibliothèque et j’ai un haut-le-corps. Décidément je vais de surprises en surprises : mordez plutôt. La photo représente un homme costaud, vêtu de manière coloniale. Une dédicace est tracée au bas de l’épreuve : Pour ma chère maman, son Jean. Or, l’homme de la photo n’est autre que feu Hans Sufler, mort d’un coup de hallebarde, à la fleur de l’âge.
Tout autre que moi-même, autrement dit mézigue, en aurait la glande à curiosité hypertrophiée. San-A., lui, ne se démonte pas. Ce n’est pas un Meccano. Il se dit tout bêtement que l’affaire est encore plus compliquée qu’il ne le supposait. L’homme mort villa Dupont était le propriétaire de la maison : Jean Brasseton. Il avait pour des raisons qu’on ne peut encore qu’imaginer, pris une fausse identité.
— Allô ! fait la voix du consul.
Je rapproche le combiné de ma bouche et de mon éventail à libellule puisque effectivement il est combiné pour que soit synchrone cette double opération.
— Je m’excuse, monsieur le consul, il vient de se produire du nouveau. M Van Danléwal qui m’a écrit un mot de recommandation pour la police est-il encore chez vous ?
— Naturellement, riposte le consul. Ici les réceptions ne finissent qu’au matin.
— Il est indispensable que je lui parle ; je vais donc retourner au consulat. Mais je vous serais reconnaissant de ne pas l’avertir de ma visite.
Pas emballé du tout, du tout, le diplomate ! Je le soupçonne de ne pas aimer le poulet.
— Monsieur le commissaire, me dit-il sèchement, ma position à E-ville est très délicate, comme celle de tous les diplomates étrangers, et je ne puis me permettre de participer à des enquêtes extra-policières. Nous ne sommes pas en France, et sans vouloir discuter de la légalité de votre mission…
Je l’interromps, vite fait sur le gaz.
— Votre esprit coopératif sera connu en haut lieu, tranché-je.
— Mais…
— Je vous demande simplement de me faire appeler Van Danléwal au téléphone, sans lui dire qui je suis.
— Mon cher commissaire, je voudrais que vous sachiez…
— Je sais. Et comme je suis pressé il est superflu de me faire un dessin téléphoné, j’attends.
— Soit, tranche ce digne homme. Je vous l’envoie.
Il s’éclipse. Je me reprends à mater le portrait de Jean Brasseton. Ce cliché a été tiré voici une dizaine d’années au moins, mais il est très ressemblant et je suis absolument certain de ne pas me gourer. Le gars qui pourrait me fournir la notice explicative de tout ce mic-mac serait accueilli par l’harmonie municipale et aurait droit à ma considération, plus à un tarif de réduction sur les chemins de fer.
— Oui, j’écoute ?
La voix qui intervient est basse, ferme. On sent percer un rien de curiosité dans le ton.
— Monsieur Van Danléwal ?
— Soi-même.