— Jean ?
— Non.
On déboule à la cave. Cette fois, je donne la lumière et le défunt James Hadley nous apparaît dans toute son horreur. Avec son unique œil où se lit encore son agonie, le trou rouge de son crâne éclaté, il a très mauvaise apparence.
Van Danléwal fait une grimace. Ce type n’est pas une mauviette et je vous parie une bombe H contre un jour J qu’il a vu d’autres macchabs, et qu’il a peut-être même aidé certains de ses contemporains à le devenir, mais ce spectacle hallucinant lui fait de l’effet.
— Excusez-moi de troubler ainsi votre soirée dansante, gouaillé-je. Vous connaissez cet homme ?
— Mmmm, non…
C’est mou et il paraît aussi sincère qu’un dentiste assurant à son patient qu’il ne lui fera pas mal.
— Remontons au salon pour bavarder.
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais nous n’avons échangé que fort peu de paroles depuis l’arrivée du gars. Cette économie de dialogue rend l’entrevue terriblement tendue.
Une fois au salon, nous nous asseyons dans deux fauteuils, face à face. Étrange situation. Cette rencontre dans une maison que je ne connaissais pas une heure plus tôt et qui ressemble à me nécropole a quelque chose d’insensé.
— Vous m’avez dit au téléphone que Jean…
— Il est mort, c’est un fait. Assassiné aussi, c’en est un autre. Mais à Paris.
Je prends un cigare dans un coffret de laque. À quoi bon se gêner, hein ? Je coupe l’extrémité d’un coup de dent et j’allume le barreau de chaise.
— Écoutez, monsieur Danléwal, fais-je après avoir expulsé une première goulée de fumée plus épaisse que celle qui s’étale au-dessus d’un dépôt de locomotives ; écoutez…
Il a un hochement de tronche. Et comment qu’il écoute ! Il aurait des oreilles tout autour de la tête qu’il n’écouterait pas davantage.
— Je tiens à vous faire remarquer deux choses ; la première, c’est que vous avez ici une très forte situation et pas mal d’influence, parait-il ; la seconde, c’est que vous voilà compromis dans une affaire qui compte déjà trois meurtres !
Il se dresse à demi. Un instant j’ai l’impression qu’il va me faire glavioter mon Havane d’un coup de boule dans le baquet. Mais c’est l’homme qui a toujours un second mouvement raisonnable pour rattraper le premier quand il ne l’est pas.
— Vous en parlez à votre aise, fait Van Danléwal. Je n’ai tué personne !
— Je n’ai pas dit que vous aviez tué qui que ce soit. J’ai dit que vous étiez compromis. Sur le plan pénal vous ne risquez peut-être rien, mais le scandale demeure. Et je connais la vie de province et de colonie : il vous balaiera d’ici plus sûrement qu’une épidémie de peste bubonique. Il y a des vaccins contre la peste, il n’en existe pas contre le scandale.
Bien parlé, non ? Écoutez, les mecs, quand vous aurez besoin de quelqu’un pour préparer vos discours à l’occasion d’un mariage ou d’un enterrement ; pour torcher une lettre de rupture à votre maîtresse, ou une déclaration à la jeune fille qui vient accorder le piano ; pour remplir vos feuilles d’impôt ou vos devoirs conjugaux, pensez à moi. Je travaille à forfait.
Est-ce une impression fallacieuse ? Il me semble que mon interlocuteur a perdu de son assurance. C’est le moment de lui porter le coup décisif.
— Dites, cher ami, vous reconnaissez ceci, je suppose ?
Je lui montre le morceau de menu au dos duquel il écrivit ces fameuses lignes qui déclenchèrent le pataquès.
Il a un geste inattendu : il prend de grosses lunettes cerclées d’écaille, des lunettes Achard et regarde le papelard à distance.
— C’est votre écriture. Ça n’a l’air de rien, mais ça peut vous emmener beaucoup plus loin que vous ne le supposez…
Un silence. Il est nécessaire. Tout est question de dosage dans la vie, les marchands de vin en gros vous le diront.
— Ce billet a été trouvé en possession de Jean Brasseton, déclaré-je. Comme j’enquête sur sa mort, automatiquement vous êtes mêlé à l’affaire…
Nouveau silence. Je tète mon cigare. Après la police, le barreau[14] !
Il ôte ses lunettes, en écarte et en referme les branches comme une dame du trottoir ouvre et ferme les jambes. Puis il les remise dans la poche supérieure de son smok et demande abruptement :
— Alors ?
— Monsieur Van Danléwal, je vous fais remarquer un détail qui a son importance : je me trouve ici à titre officieux. Je puis donc me comporter d’une façon… officieuse ; prendre certaines initiatives que ne pourrait se permettre un policier en exercice dans son pays.
Il frappe l’accoudoir de son fauteuil.
— Accouchez, Bon Dieu !
— Tout de suite et sans douleur, monsieur Danléwal. Je vous propose ce morceau de papier compromettant contre la vérité.
Il libère un soupir de quinze mètres cubes et hausse les épaules.
— Qu’appelez-vous la vérité ? Je ne sais rien de ces morts, moi !
Je me paie un rond de fumée qui tenterait des chiens savants.
— J’appelle la vérité, votre vérité. Que faisiez-vous à cette soirée congolaise de Paris ? Que savez-vous de Mme Vachanski ? Pourquoi l’avoir désignée à Brasseton ? Pourquoi Brasseton s’est-il fait appeler Hans Sufler ? Déballez, déballez, mon vieux, je vous écoute.
Je l’étourdis de questions. Il en prend plein le bocal, Van Danléwal.
— J’ignorais que Brasseton ait pris une fausse identité, vous devez faire erreur.
Je hausse les épaules, agacé.
— Je ne vous demande pas de me dire ce que vous ignorez, mais seulement ce que vous savez.
Et là-dessus je remise précieusement son billet compromettant dans mon portefeuille. En le voyant disparaître, Van Danléwal a une contraction faciale.
— C’est toute une histoire, murmure-t-il…
Combien de gens déjà m’ont démarré leurs salades par cette phrase « C’est toute une histoire ». Chacun s’imagine que sa vie est « toute une histoire », c’est-à-dire qu’elle n’est pas seulement la sienne mais qu’elle peut passionner les autres.
— Je me sens parfaitement en mesure de l’écouter.
— Vous le savez peut-être, je suis sous-directeur aux mines diamantifères ?
Je tique. Je savais qu’il était sous-diro des mines, mais je pensais à des mines de cuivre. J’oubliais que le Katanga produit aussi des bouchons de carafe.
— Beau métier, fais-je, ensuite ?
— L’an dernier, un diamant d’une taille exceptionnelle a été découvert. Une pièce inestimable, comme on n’en trouve même pas une par siècle.
Donc, la mère Brasseton ne débloquait pas quand elle prétendait vouloir défendre le diam de son fiston.
— Cette pièce formidable, enchaîné-je, vous l’avez étouffée en douce de la mine et, toujours en douce, vous l’avez vendue à Jean Brasseton.
Il est soufflé.
— Mais… Comment…
— Dans la police française j’ai une spécialité, dis-je : mon petit doigt. Il me dit des tas de trucs qu’on ne peut pas lire dans le journal ; après ?
Cette fois, il est dans l’état d’esprit idéal. Il décide de se confier à moi.
— En effet, j’ai… Vous savez, les actionnaires de la mine sont des ordures.
— Je ne vous chicanerai pas sur ce point. Je me fous éperdument d’ailleurs que vous fauchiez les diamants extraits sous vos directives.
— J’ai cédé cette pièce rare à Brasseton en qui j’avais confiance et qui voulait faire un placement. Il sentait approcher l’heure du soulèvement et tenait à grouper du fric sous le plus petit volume possible.
14
Le jeu de mot est très mauvais, mais intentionnel. Il est destiné à vous montrer combien sont bons les bons.