— Oui. Sans explication. Je criais, je ne voulais pas, mais il paraissait hors de lui. Et cette vieille folle qui jouait du piano pendant ce temps…
— Après ?
— Nous sommes descendus à la cave pour chercher le diamant, car c’était là que Brasseton l’avait caché la première fois…
— Et puis ?
Elle pousse un petit cri et des larmes se mettent à ruisseler sur son visage.
— J’ai compris.
— Il voulait vous y liquider, n’est-ce pas ?
— Il avait des yeux bizarres et m’avait fait passer devant…
— Alors ?
— Oui, maintenant je sais, vous avez raison, il avait son plan, il ne m’aimait plus…
Je la laisse pleurer, sachant combien ça soulage.
— Mais avant qu’il ne vous abatte, la vieille qui l’avait reconnu est arrivée avec une barre de fer et l’a tué ?
— Oui.
Comme c’est étrange, cette justice immanente. Un boomerang est venu frapper celui qui l’avait lancé. Ça me rappelle l’histoire de mon copain François Richard : « En Australie, un monsieur est devenu dingue parce qu’on lui avait offert un boomerang neuf et qu’il essayait de se débarrasser du vieux ! »
— Qu’avez-vous fait alors ?
— J’ai hurlé, j’étais folle de terreur. La vieille m’a poursuivie, puis, comprenant qu’elle ne me rattraperait pas, elle a ouvert la cage du guépard. C’était infernal. Si nous n’avions pas laissé la porte entrouverte en entrant, le fauve m’aurait rattrapée, je suis arrivée de justesse et j’ai juste eu le temps de tirer la porte.
Un long silence. J’allume deux cigarettes comme fait M. Gary Grant à l’écran, et j’en glisse une entre les lèvres décolorées de Maria.
— Merci, balbutie-t-elle.
— Comment se fait-il que James n’ait eu aucune pièce d’identité sur lui ?
— Il les avait laissées à l’hôtel.
Un gars organisé. Il ne voulait pas risquer de laisser traîner des indices.
— Et son revolver ? Il avait disparu lorsque je suis arrivé sur les lieux, quelques heures plus tard.
— La vieille folle a dû le prendre et le cacher.
Ça me paraît vraisemblable en effet. M’est avis qu’elle m’a tout vendu, non ? Il ne reste plus qu’à fermer pour cause d’inventaire.
— Très bien, dis-je. J’écraserai le coup en ce qui vous concerne, Maria. Et je laisserai la police d’ici se dépatouiller avec ces morts, mais à une condition.
— Laquelle ?
— Il faut que je récupère mes amis.
Elle secoue la tête.
— Comment voulez-vous ? C’est impossible.
— Non. Il faut aller vers les Noirs qui vous ont aidée et nous faire conduire jusqu’à la tribu à laquelle mes hommes furent livrés…
— Nous y arriverions trop tard.
— Peu importe. Je le ferai. Je les retrouverai morts ou vivants, mais je les retrouverai.
Ma foi, ma détermination, mon feu la gagnent.
— Vous avez raison, venez !
CHAPITRE XII
Une aube majestueuse, couleur de framboise écrasée, de confiture de groseille, d’épinard au naturel, de carotte râpée et de films français en couleurs s’étend sur l’Afrique Congolaise, comme de la pâte à crêpe sur une plaque chauffante[15].
La bagnole tous-terrains tangue (anika) sur la piste. Elle est pilotée par un Noir farouche dont le mutisme fait peine à entendre. Maria est prostrée à l’arrière de la bagnole. Quant à moi, je fume pour me doper. Je ne sais pas si vous avez fait le calcul, mais voilà un bout de moment que je n’ai pas allongé ma viande dans les torchons et la dorme me titille les ramasse-miettes que c’en est un plaisir, comme dirait Madame Camille Marbo, du jury Fémina par défaut.
Mais San-Antonio est toujours là et un peu là. L’élève appliqué de la police, scrupuleux comme ces écoliers qui tracent les doubles V à la règle.
La piste est plutôt une sente. Les lianes nous fouettent le portrait. Des perroquets jacassent. Soudain je tressaille. L’un d’eux, ma parole, siffle « Les matelassiers » !
— Nous arrivons, hein ? je demande au noir pilote.
Il me fait un signe d’acquiescement aussi noir que sa physionomie.
— Oui.
Voilà deux heures que nous roulons et nous avons le dossard en compote. Le perroquet que je vous jacasse continue de lancer les notes altières, déformées peut-être, mais en tout cas reconnaissables. Les paroles me viennent en tête automatiquement :
Soudain la piste débouche sur une clairière où fume un feu de bois vert. Une énorme broche taillée dans un tronc de pafier est aménagée et qui vois-je, garrottés contre un poteau ? Pinaud et Béru que ces Ossoboukos atteints encore de cannibalisme héréditaire aigu s’apprêtent à consommer comme s’ils étaient deux potages Maggi.
Une dizaine de Noirs peu vêtus, armés de coutelas et aux têtes féroces dansent autour de mes deux équipiers, à l’exception du cuisinier, lequel prépare des aromates, vraisemblablement pour Pinaud qui ne saurait être consommé autrement qu’en court-bouillon.
— Halte ! je hurle en pointant mon pistolet.
Mal m’en prend. Les Ossoboukos nous cernent en vociférant.
— Ne tirez pas ! me crie le chauffeur. Sinon ils nous tueront tous.
Il se lance alors dans une palabre énergique :
— Mkao zigouigoui babao viski bazouka oulala kestafé ! dit-il[17].
Les Ossoboukos restent fermes sur leurs jarrets. Il y a un silence, puis l’un d’eux parle. Le chauffeur nous traduit.
— Ils refusent de rendre les deux hommes. Ils disent que ce sont des traîtres et qu’ils doivent les manger afin d’apaiser la colère des Dieux.
— Et mon c… ! beugle le Gros qui est parvenu à faire glisser sa liane chasseresse qui lui servait de bâillon. Viens nous délier, Tonio, et tu vas voir ce que je vais te leur mettre dans le pif à ces tordus !
— Insistez, dis-je à notre guide. Dites-leur qu’il y a eu erreur et que ce ne sont pas des traîtres. Promettez-leur de l’argent…
Le pilote du tout-terrain s’égosille :
— Tavé kapa yalé hé balo kté ! fait-il.
Conciliabule chez messieurs les gastronomes. Le jury rapporte son verdict : il est négatif.
— Rien à faire, fait le chauffeur. Ils ont promis ces hommes aux Dieux et innocents ou coupables ils doivent être sacrifiés.
— Viens seulement nous détacher, Tonio ! crie Bérurier. Et tu vas voir ce que je vais te leur sacrifier sur le coin de l’amulette !
— Tais-toi, Gros, fais-je et espère…
Pendant la dernière diatribe j’ai porté la main à ma poche et j’y ai retrouvé un objet insolite et oublié.
— Dis-leur que je suis un grand Dieu blanc et que si on ne me donne pas ces hommes, je les rendrai tous aveugles d’un seul geste.
L’autre hésite.
— Traduis, bon Dieu !
Il traduit. J’sais pas si ces mecs-là ont vu beaucoup de films de Tarzan, toujours est-il qu’ils se tapent le menton d’un air sceptique. Alors que fait San-Antonio ? Il prend mine de rien l’œil de verre de feu James dans sa main. Il porte cette main à son œil, il fait mine d’arracher celui-ci et brandit l’autre sous le nez des guerriers ossoboukistes. Les gars sont médusés. Je fais semblant de me recloquer l’œil dans le vasistas. C’est du délire.
Tous se jettent à genoux et nous n’avons plus qu’à délier les fameux duettistes et à rentrer dare-dare à Élisabethville.
15
Si vous trouvez certaines de mes métaphores trop fortes pour votre inintelligence, dédoublez-les avec de l’eau.
16
Chanson adoptée par Francis Lopez d’une complainte du XVIe, intitulée « Le Cardeur de Râblé ».
17
À l’heure où nous mettons sous presse, le commissaire San-A. ne nous a pas encore fait tenir la traduction de ces textes malgré les lettres recommandées que nous lui avons adressées.