Il me regarde, incertain, incrédule.
— Pas possible.
— Mais je te le jure !
Du coup le voilà rebecqueté.
— Tu te rends compte, ma loute, c’est la gloire !
La Berthe, qui poursuit vaillamment l’opération farine, maugrée. Elle manque un peu de pudeur, je dois le reconnaître, puisqu’aussi bien elle vient de poser le marécage qui lui sert de robe afin de mieux l’épousseter. Vous parlez d’une grenouille, mes aminches ! J’en reste sur les moyeux !
Madame porte une gaine garnie de dentelle noire, un porte-bas affolant, noir aussi, et un bustier d’où elle retire successivement : un kilo de farine blanche, deux poissons rouges, un dix de carreau, un tesson d’aquarium, un tronçon de baguette magique, un bouton de col, un berlingot Biodop, un étui à lunettes, le reste d’un sandwich aux rillettes, une balle de tennis, une de Lebel et une de coton. C’est pas un soutien-chose, c’est une hotte. Je m’attends à l’en voir retirer le gars Alfred en personne, mais elle stoppe l’évacuation, se sonde l’entre-seins, ramène encore un chandelier à, trois branches et déclare forfait.
— San-A., proteste le Gros, je te prierais de pas regarder Madame Bérurier de cet œil c… — c… — pissant. Je veux bien que tu es mon supérieur, mais ça ne donne pas le droit de cuissage.
La matrone alléchée (pas par moi) roucoule que je suis un petit polisson. Elle assure qu’elle a toujours remarqué l’éclat lubrique qui brille dans mes prunelles, et elle me supplie de me détourner vu qu’elle va ôter son harnais pour l’épousseter. J’obtempère, épouvanté par cette perspective. C’est pas que je redoute les émotions fortes, mais je crains de faire des cauchemars au cours des huit-cent-cinquante-six nuits qui suivront.
Le Mahousse vient de poser son habit et le considère avec amertume. L’une des basques du vêtement est arrachée et pend comme l’aile cassée d’une pie.
— Tartignole, hein ? souligne le Gonflé. Jamais le loueur me reprendra ce fringue dans cet état, ou alors il me fera carmer des dommages et intérêts à n’en plus finir. Ah ! je m’en rappellerai de la retraite à Pinuche !
— T’occupe pas, bonhomme. On va te le recoudre. Un bon coup de brosse et il n’y paraîtra plus.
Le Gros hoche la hure, sceptique.
— Mords les dégâts, San-A. C’est du sérieux. Vise, la doublure est arrachée. Quelle histoire !
J’étudie le sinistre avec la conscience professionnelle d’un inspecteur d’assurances examinant une voiture endommagée. Et c’est alors, mes frères, que l’Aventure avec un « A » majuscule s’annonce dans notre espace vital.
En palpant la basque arrachée, je sens un corps insolite entre le drap et la doublure du vêtement. Curieux de nature et par profession, j’insinue deux doigts préhensifs par la déchirure et je pêche un morceau de bristol aux bords déchiquetés. On a découpé ce morceau de carton souple dans un menu. Je lis, savamment écrit en ronde :
« … ouste à l’Américaine ».
« … de veau Clamart » — « … mages assortis »
« … ts de saison »
« … res Belle-Hélène ».
Rien de bien intéressant, vous en conviendrez. Aussi jeté-je le morceau de bristol. Il fait une chute en feuille morte et choit à mes lattes. Seulement, en tombant, il est passé du recto au verso. Quelques lignes rédigées à l’encre verte d’une écriture hâtive attirent mon attention. Pourquoi éprouvé-je le besoin de mettre mon grain de sel partout, y compris dans les fraises au sucre ? C’est congénital.
Toujours est-il que je ramasse le morceau de menu. Le texte du verso est d’un tout autre genre, jugez-en plutôt :
« La femme en question est à la table du fond, habillée de mauve. Attention, l’homme chauve qui se trouve à deux places d’elle lui sert de garde du corps et il est armé ».
C’est vachement inattendu, non ? Et passablement mystérieux sur les bords.
— Qu’est-ce que tu ligotes ? ronchonne le Gravos.
Pour toute réponse je lui passe le faf. Il en prend connaissance.
— Et alors, Mec ?
— Montre un peu ton habit.
Je passe la main sous le revers et je l’insinue dans la poche intérieure. Celle-ci est percée. Le bristol s’est fait la valoche par l’orifice et a glissé dans les basques. Le Gros me considère avec incertitude.
— Où que tu veux en venir ? grogne Monsieur le Roi des Glands. Toi, suffit que tu trouves un ticket de métro sur le trottoir pour que tu te mettes à gamberger !
— Ce n’est pas un ticket de métro, ça, fiston. C’est un message. Un message qu’on a passé à un type au cours d’une soirée habillée. Le type en question devait s’occuper d’une certaine dame qui lui est désignée là-dessus. Et il ne devait pas mijoter de lui faire le coup de la jarretelle valseuse puisque là-dessus on l’avertit que la dame est protégée par un zigoto armé.
Je me tais, pénétré par mes propres paroles. Il est bon d’éclairer sa pensée en l’extériorisant à haute voix.
L’ex-Bay-Rhû se tamponne le coquillard de mes cogitations.
— Tu vois pas que c’était un jeu de Société, non ? Au dos d’un menu, c’est évident !
Il ne me convainc pas.
— Où as-tu loué cet habit, Grosse Pomme ?
— Rue de Vaugirard, chez un Arménien spécialisé dans la loc[6].
— Ce pauvre habit, ricané-je, tu l’as pris en loc et tu le rends en loques !
Ça ne l’amuse pas. Il reste de plâtre sous sa couche de farine.
Je lui demande de me préciser le nom et l’adresse du loueur de hardes ; il le fait en rechignant.
— Qu’est-ce que tu manigances encore ! ronchonne le Gros. Je renifle que tu vas m’attirer des ennuis !
— De quoi ! explosé-je, on fait des observations à ses supérieurs hiérarchiques, maintenant ?
— Hiérarchique toi-même ! riposte Béru lequel, vous ne l’ignorez pas, a la répartie facile.
Je m’apprête à calter, mais il me rappelle :
— Tu pars ?
— Provisoirement !
— C’est charmant pour ce pauvre Pinuche. Tu sais qu’après le spectac on soupe chez notre bistrot habituel ?
Sa noble face envahie par la graisse et détériorée par l’alcoolisme s’épanouit.
— Il nous fait un petit en-cas léger : pâté de foie, lotte à l’américaine et bœuf mode.
— Je vous y rejoindrai d’ici pas une heure.
— Juré ?
— Juré !
— Tu comprends, explique-t-il, calmé, si que tu ne viendrais pas, ça serait une grosse défection pour Pinuche.
Je respire un grand coup l’air nocturne. Paris est calme comme la mer dans Madame Butterfly. Il est des soirs bénis où la grande ville semble apaisée : les automobilistes sont prudents, les agents cléments, les amoureux décents, les chiens errants incontinents. C’est à une molle allure que je gagne la rue de Vaugirard.
Le loueur de loques se nomme Cédlodévian. Son blaze écrit en arménien majuscule s’étale sur le rideau de fer du magasin qui se gondole tout seul. Rien n’indique que le vêteur de Béru habite ici. Je pénètre dans l’allée agaçante et j’inspecte le couloir. À gauche, se trouve la loge de la concierge, avec une concierge endormie à l’intérieur. À droite, c’est-à-dire côté magasin, se trouve une porte. Un rai de lumière sourd de sous la porte. Je me hasarde à frapper. Le silence qui suit mon toc-toc est intégral. Je re-frappe. Un abominable petit chien au museau de rat se met à japper chez la pipelette.