— C’te bêtise !
— Et puis d’abord, ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser.
— Elle est bien bonne ! À qui donc ?
— Mais à maman, bien entendu.
Il poussa un éclat de rire.
— À votre mère ? Non, c’est trop fort !
Elle était devenue soudain très sérieuse, et, le regardant au fond des yeux :
— Écoutez, Muscade, si vous m’aimez vraiment assez pour m’épouser, parlez à maman d’abord, moi je vous répondrai après.
Il crut qu’elle se moquait encore de lui, et, rageant tout à fait :
— Mam’zelle, vous me prenez pour un autre.
Elle le regardait toujours, de son œil doux et clair.
Elle hésita, puis elle dit :
— Je ne vous comprends toujours pas !
Alors, il prononça vivement, avec quelque chose de brusque et de mauvais dans la voix :
— Voyons, Yvette, finissons cette comédie ridicule qui dure depuis trop longtemps. Vous jouez à la petite fille niaise, et ce rôle ne vous va point, croyez-moi. Vous savez bien qu’il ne peut s’agir de mariage entre nous… mais d’amour. Je vous ai dit que je vous aimais – c’est la vérité –, je le répète, je vous aime. Ne faites plus semblant de ne pas comprendre et ne me traitez pas comme un sot.
Ils étaient debout dans l’eau, face à face, se soutenant seulement par de petits mouvements des mains. Elle demeura quelques secondes encore immobile, comme si elle ne pouvait se décider à pénétrer le sens de ses paroles, puis elle rougit tout à coup, elle rougit jusqu’aux cheveux. Toute sa figure s’empourpra brusquement depuis son cou jusqu’à ses oreilles qui devinrent presque violettes, et, sans répondre un mot, elle se sauva vers la terre, nageant de toute sa force, par grandes brasses précipitées. Il ne la pouvait rejoindre et il soufflait de fatigue en la suivant.
Il la vit sortir de l’eau, ramasser son peignoir et gagner sa cabine sans s’être retournée.
Il fut longtemps à s’habiller, très perplexe sur ce qu’il avait à faire, cherchant ce qu’il allait lui dire, se demandant s’il devait s’excuser ou persévérer.
Quand il fut prêt, elle était partie, partie toute seule. Il rentra lentement, anxieux et troublé.
La marquise se promenait au bras de Saval dans l’allée ronde, autour du gazon.
En voyant Servigny, elle prononça, de cet air nonchalant qu’elle gardait depuis la veille :
— Qu’est-ce que j’avais dit, qu’il ne fallait point sortir par une chaleur pareille. Voilà Yvette avec un coup de soleil. Elle est partie se coucher. Elle était comme un coquelicot, la pauvre enfant, et elle a une migraine atroce. Vous vous serez promenés en plein soleil, vous aurez fait des folies. Que sais-je, moi ? Vous êtes aussi peu raisonnable qu’elle.
La jeune fille ne descendit point pour dîner. Comme on voulait lui porter à manger, elle répondit à travers la porte qu’elle n’avait pas faim, car elle s’était enfermée, et elle pria qu’on la laissât tranquille. Les deux jeunes gens partirent par le train de dix heures, en promettant de revenir le jeudi suivant, et la marquise s’assit devant sa fenêtre ouverte pour rêver, écoutant au loin l’orchestre du bal des canotiers jeter sa musique sautillante dans le grand silence solennel de la nuit.
Entraînée pour l’amour et par l’amour, comme on l’est pour le cheval ou l’aviron, elle avait de subites tendresses qui l’envahissaient comme une maladie. Ces passions la saisissaient brusquement, la pénétraient tout entière, l’affolaient, l’énervaient ou l’accablaient, selon qu’elles avaient un caractère exalté, violent, dramatique ou sentimental.
Elle était une de ces femmes créées pour aimer et pour être aimées. Partie de très bas, arrivée par l’amour dont elle avait fait une profession presque sans le savoir, agissant par instinct, par adresse innée, elle acceptait l’argent comme les baisers, naturellement, sans distinguer, employant son flair remarquable d’une façon irraisonnée et simple, comme font les animaux, que rendent subtils les nécessités de l’existence. Beaucoup d’hommes avaient passé dans ses bras sans qu’elle éprouvât pour eux aucune tendresse, sans qu’elle ne ressentît non plus aucun dégoût de leurs étreintes.
Elle subissait les enlacements quelconques avec une indifférence tranquille, comme on mange, en voyage, de toutes les cuisines, car il faut bien vivre. Mais, de temps en temps, son cœur ou sa chair s’allumait, et elle tombait alors dans une grande passion qui durait quelques semaines ou quelques mois, selon les qualités physiques ou morales de son amant.
C’étaient les moments délicieux de sa vie. Elle aimait de toute son âme, de tout son corps, avec emportement, avec extase. Elle se jetait dans l’amour comme on se jette dans un fleuve pour se noyer, et se laissait emporter, prête à mourir s’il le fallait, enivrée, affolée, infiniment heureuse. Elle s’imaginait chaque fois n’avoir jamais ressenti pareille chose auparavant, et elle se serait fort étonnée si on lui eût rappelé de combien d’hommes différents elle avait rêvé éperdument pendant des nuits entières, en regardant les étoiles.
Saval l’avait captivée, capturée corps et âme. Elle songeait à lui, bercée par son image et par son souvenir, dans l’exaltation calme du bonheur accompli, du bonheur présent et certain.
Un bruit derrière elle la fit se retourner. Yvette venait d’entrer, encore vêtue comme dans le jour, mais pâle maintenant et les yeux luisants comme on les a après de grandes fatigues.
Elle s’appuya au bord de la fenêtre ouverte, en face de sa mère.
— J’ai à te parler, dit-elle.
La marquise, étonnée, la regardait. Elle l’aimait en mère égoïste, fière de sa beauté, comme on l’est d’une fortune, trop belle encore elle-même pour devenir jalouse, trop indifférente pour faire les projets qu’on lui prêtait, trop subtile cependant pour ne pas avoir la conscience de cette valeur.
Elle répondit :
— Je t’écoute, mon enfant, qu’y a-t-il ?
Yvette la pénétrait du regard comme pour lire au fond de son âme, comme pour saisir toutes les sensations qu’allaient éveiller ses paroles.
— Voilà. Il s’est passé tantôt quelque chose d’extraordinaire.
— Quoi donc ?
— M. de Servigny m’a dit qu’il m’aimait.
La marquise, inquiète, attendait. Comme Yvette ne parlait plus, elle demanda :
— Comment t’a-t-il dit cela ? Explique-toi !
Alors la jeune fille, s’asseyant aux pieds de sa mère dans une pose câline qui lui était familière, et pressant ses mains, ajouta :
— Il m’a demandée en mariage.
Mme Obardi fit un geste brusque de stupéfaction, et s’écria :
— Servigny ? Mais tu es folle !
Yvette n’avait point détourné les yeux du visage de sa mère, épiant sa pensée et sa surprise. Elle demanda d’une voix grave :
— Pourquoi suis-je folle ? Pourquoi M. de Servigny ne m’épouserait-il pas ?
La marquise, embarrassée, balbutia :
— Tu t’es trompée, ce n’est pas possible. Tu as mal entendu ou mal compris. M. de Servigny est trop riche pour toi… et trop… trop… parisien pour se marier.
Yvette s’était levée lentement. Elle ajouta :
— Mais s’il m’aime comme il le dit, maman ?