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Elle ne se désolait déjà plus, elle rêvait, elle soulevait des voiles, elle se figurait des complications invraisemblables, mille choses singulières, terribles, séduisantes quand même par leur étrangeté.

Serait-elle, par hasard, la fille naturelle d’un prince ? Sa pauvre mère, séduite et délaissée, faite marquise par un roi, par le roi Victor-Emmanuel peut-être, avait dû fuir devant la colère de sa famille ?

N’était-elle pas plutôt une enfant abandonnée par ses parents, par des parents très nobles et très illustres, fruit d’un amour coupable, recueillie par la marquise, qui l’avait adoptée et élevée ?

D’autres suppositions encore lui traversaient l’esprit. Elle les acceptait ou les rejetait au gré de sa fantaisie. Elle s’attendrissait sur elle-même, heureuse au fond et triste aussi, satisfaite surtout de devenir une sorte d’héroïne de livre qui aurait à se montrer, à se poser, à prendre une attitude noble et digne d’elle. Et elle pensait au rôle qu’il lui faudrait jouer, selon les événements devinés. Elle le voyait vaguement, ce rôle, pareil à celui d’un personnage de M. Scribe ou de Mme Sand. Il serait fait de dévouement, de fierté, d’abnégation, de grandeur d’âme, de tendresse et de belles paroles. Sa nature mobile se réjouissait presque de cette attitude nouvelle.

Elle était demeurée jusqu’au soir à méditer sur ce qu’elle allait faire, cherchant comment elle s’y prendrait pour arracher la vérité à la marquise.

Et quand fut venue la nuit, favorable aux situations tragiques, elle avait enfin combiné une ruse simple et subtile pour obtenir ce qu’elle voulait ; c’était de dire brusquement à sa mère que Servigny l’avait demandée en mariage.

À cette nouvelle, Mme Obardi, surprise, laisserait certainement échapper un mot, un cri qui jetterait une lumière dans l’esprit de sa fille.

Et Yvette avait aussitôt accompli son projet.

Elle s’attendait à une explosion d’étonnement, à une expansion d’amour, à une confidence pleine de gestes et de larmes.

Mais, voilà que sa mère, sans paraître stupéfaite ou désolée, n’avait semblé qu’ennuyée ; et, au ton gêné, mécontent et troublé qu’elle avait pris pour lui répondre, la jeune fille, chez qui s’éveillaient subitement toute l’astuce, la finesse et la rouerie féminines, comprenant qu’il ne fallait pas insister, que le mystère était d’autre nature, qu’il lui serait plus pénible à apprendre, et qu’elle le devait deviner toute seule, était rentrée dans sa chambre, le cœur serré, l’âme en détresse, accablée maintenant sous l’appréhension d’un vrai malheur, sans savoir au juste où ni pourquoi lui venait cette émotion. Et elle pleurait, accoudée à sa fenêtre.

Elle pleura longtemps, sans songer à rien maintenant, sans chercher à rien découvrir de plus ; et peu à peu, la lassitude l’accablant, elle ferma les yeux. Elle s’assoupissait alors quelques minutes, de ce sommeil fatigant des gens éreintés qui n’ont point l’énergie de se dévêtir et de gagner leur lit, de ce sommeil lourd et coupé par des réveils brusques, quand la tête glisse entre les mains.

Elle ne se coucha qu’aux premières lueurs du jour, lorsque le froid du matin, la glaçant, la contraignit à quitter la fenêtre.

Elle garda le lendemain et le jour suivant une attitude réservée et mélancolique. Un travail incessant et rapide se faisait en elle, un travail de réflexion ; elle apprenait à épier, à deviner, à raisonner. Une lueur, vague encore, lui semblait éclairer d’une nouvelle manière les hommes et les choses autour d’elle ; et une suspicion lui venait contre tous, contre tout ce qu’elle avait cru, contre sa mère. Toutes les suppositions, elle les fit en ces deux jours. Elle envisagea toutes les possibilités, se jetant dans les résolutions les plus extrêmes avec la brusquerie de sa nature changeante et sans mesure. Le mercredi, elle arrêta un plan, toute une règle de tenue et un système d’espionnage. Elle se leva le jeudi matin avec la résolution d’être plus rouée qu’un policier, et armée en guerre contre tout le monde.

Elle se résolut même à prendre pour devises ces deux mots : « Moi seule », et elle chercha pendant plus d’une heure de quelle manière il les fallait disposer pour qu’ils fissent bon effet, gravés autour de son chiffre, sur son papier à lettres.

Saval et Servigny arrivèrent à dix heures. La jeune fille tendit sa main avec réserve, sans embarras, et, d’un ton familier, bien que grave :

— Bonjour, Muscade, ça va bien ?

— Bonjour, mam’zelle, pas mal, et vous ?

Il la guettait.

— Quelle comédie va-t-elle me jouer ? se disait-il.

La marquise ayant pris le bras de Saval, il prit celui d’Yvette et ils se mirent à tourner autour du gazon, paraissant et disparaissant à tout moment derrière les massifs et les bouquets d’arbres.

Yvette allait d’un air sage et réfléchi, regardant le sable de l’allée, paraissant à peine écouter ce que disait son compagnon et n’y répondant guère.

Tout à coup, elle demanda :

— Êtes-vous vraiment mon ami, Muscade ?

— Parbleu, mam’zelle.

— Mais là, vraiment, vraiment, bien vraiment de vraiment ?

— Tout entier votre ami, mam’zelle, corps et âme.

— Jusqu’à ne pas mentir une fois, une fois seulement ?

— Même deux fois, s’il le faut.

— Jusqu’à me dire toute la vérité, la sale vérité tout entière ?

— Oui, mam’zelle.

— Eh bien, qu’est-ce que vous pensez, au fond, tout au fond, du prince Kravalow ?

— Ah ! Diable !

— Vous voyez bien que vous vous préparez déjà à mentir !

— Non pas, mais je cherche mes mots, des mots bien justes. Mon Dieu, le prince Kravalow est un Russe… un vrai Russe, qui parle russe, qui est né en Russie, qui a eu peut-être un passeport pour venir en France, et qui n’a de faux que son nom et que son titre.

Elle le regardait au fond des yeux.

— Vous voulez dire que c’est ?…

Il hésita, puis, se décidant :

— Un aventurier, mam’zelle.

— Merci. Et le chevalier Valreali ne vaut pas mieux, n’est-ce pas ?

— Vous l’avez dit.

— Et M. de Belvigne ?

— Celui-là, c’est autre chose. C’est un homme du monde… de province, honorable… jusqu’à un certain point… mais seulement un peu brûlé… pour avoir trop rôti le balai…

— Et vous ?

Il répondit sans hésiter :

— Moi, je suis ce qu’on appelle un fêtard, un garçon de bonne famille, qui avait de l’intelligence et qui l’a gâchée à faire des mots, qui avait de la santé et qui l’a perdue à faire la noce, qui avait de la valeur, peut-être, et qui l’a semée à ne rien faire. Il me reste en tout et pour tout de la fortune, une certaine pratique de la vie, une absence de préjugés assez complète, un large mépris pour les hommes, y compris les femmes, un sentiment très profond de l’inutilité de mes actes et une vaste tolérance pour la canaillerie générale. J’ai cependant, par moments, encore de la franchise, comme vous le voyez, et je suis même capable d’affection, comme vous le pourriez voir. Avec ces défauts et ces qualités, je me mets à vos ordres, mam’zelle, moralement et physiquement, pour que vous disposiez de moi à votre gré, voilà.