Elle ne riait pas ; elle écoutait, scrutant les mots et les intentions.
Elle reprit :
— Qu’est-ce que vous pensez de la comtesse de Lammy ?
Il prononça avec vivacité :
— Vous me permettrez de ne pas donner mon avis sur les femmes.
— Sur aucune ?
— Sur aucune.
— Alors, c’est que vous les jugez fort mal… toutes. Voyons, cherchez, vous ne faites pas une exception ?
Il ricana de cet air insolent qu’il gardait presque constamment ; et avec cette audace brutale dont il se faisait une force, une arme :
— On excepte toujours les personnes présentes.
Elle rougit un peu, mais demanda avec un grand calme :
— Eh bien, qu’est-ce que vous pensez de moi ?
— Vous le voulez ? Soit. Je pense que vous êtes une personne de grand sens, de grande pratique, ou, si vous aimez mieux, de grand sens pratique, qui sait fort bien embrouiller son jeu, s’amuser des gens, cacher ses vues, tendre ses fils, et qui attend, sans se presser… l’événement.
Elle demanda :
— C’est tout ?
— C’est tout.
Alors elle dit, avec une sérieuse gravité :
— Je vous ferai changer cette opinion-là, Muscade.
Puis elle se rapprocha de sa mère, qui marchait à tout petits pas, la tête baissée, de cette allure alanguie qu’on prend lorsqu’on cause tout bas, en se promenant, de choses très intimes et très douces. Elle dessinait, tout en avançant, des figures sur le sable, des lettres peut-être, avec la pointe de son ombrelle, et elle parlait sans regarder Saval, elle parlait longuement, lentement, appuyée à son bras, serrée contre lui. Yvette, tout à coup, fixa les yeux sur elle, et un soupçon, si vague qu’elle ne le formula pas, plutôt même une sensation qu’un doute, lui passa dans la pensée comme passe sur la terre l’ombre d’un nuage que chasse le vent.
La cloche sonna le déjeuner.
Il fut silencieux et presque morne.
Il y avait, comme on dit, de l’orage dans l’air. De grosses nuées immobiles semblaient embusquées au fond de l’horizon, muettes et lourdes, mais chargées de tempête.
Dès qu’on eut prit le café sur la terrasse, la marquise demanda :
— Eh bien ! Mignonne, vas-tu faire une promenade aujourd’hui avec ton ami Servigny ? C’est un vrai temps pour prendre le frais sous les arbres.
Yvette lui jeta un regard rapide, vite détourné :
— Non, maman, aujourd’hui je ne sors pas.
La marquise parut contrariée, elle insista :
— Va donc faire un tour, mon enfant, c’est excellent pour toi.
Alors, Yvette prononça d’une voix brusque :
— Non, maman, aujourd’hui je reste à la maison, et tu sais bien pourquoi, puisque je te l’ai dit l’autre soir.
Mme Obardi n’y songeait plus, toute préoccupée du désir de demeurer seule avec Saval. Elle rougit, se troubla, et, inquiète pour elle-même, ne sachant comment elle pourrait se trouver libre une heure ou deux, elle balbutia :
— C’est vrai, je n’y pensais point, tu as raison. Je ne sais pas où j’avais la tête.
Et Yvette, prenant un ouvrage de broderie qu’elle appelait le « salut public », et dont elle occupait ses mains cinq ou six fois l’an, aux jours de calme plat, s’assit sur une chaise basse auprès de sa mère, tandis que les deux jeunes gens, à cheval sur des pliants, fumaient des cigares.
Les heures passaient dans une causerie paresseuse et sans cesse mourante. La marquise, énervée, jetait à Saval des regards éperdus, cherchait un prétexte, un moyen d’éloigner sa fille. Elle comprit enfin qu’elle ne réussirait point, et ne sachant de quelle ruse user, elle dit à Servigny :
— Vous savez, mon cher duc, que je vous garde tous deux ce soir. Nous irons déjeuner demain au restaurant Fournaise, à Chatou.
Il comprit, sourit, et s’inclinant :
— Je suis à vos ordres, marquise.
Et la journée s’écoula lentement, péniblement, sous les menaces de l’orage.
L’heure du dîner vint peu à peu. Le ciel pesant s’emplissait de nuages lents et lourds. Aucun frisson d’air ne passait sur la peau.
Le repas du soir aussi fut silencieux. Une gêne, un embarras, une sorte de crainte vague semblaient rendre muets les deux hommes et les deux femmes.
Quand le couvert fut enlevé, ils demeurèrent sur la terrasse, ne parlant qu’à de longs intervalles. La nuit tombait, une nuit étouffante. Tout à coup, l’horizon fut déchiré par un immense crochet de feu, qui illumina d’une flamme éblouissante et blafarde les quatre visages déjà ensevelis dans l’ombre. Puis un bruit lointain, un bruit sourd et faible, pareil au roulement d’une voiture sur un pont, passa sur la terre ; et il sembla que la chaleur de l’atmosphère augmentait, que l’air devenait brusquement encore plus accablant, le silence du soir plus profond.
Yvette se leva :
— Je vais me coucher, dit-elle, l’orage me fait mal.
Elle tendit son front à la marquise, offrit sa main aux deux jeunes hommes, et s’en alla.
Comme elle avait sa chambre juste au-dessus de la terrasse, les feuilles d’un grand marronnier planté devant la porte s’éclairèrent bientôt d’une clarté verte, et Servigny restait les yeux fixés sur cette lueur pâle dans le feuillage, où il croyait parfois voir passer une ombre. Mais soudain, la lumière s’éteignit. Mme Obardi poussa un grand soupir :
— Ma fille est couchée, dit-elle.
Servigny se leva :
— Je vais en faire autant, marquise, si vous le permettez.
Il baisa la main qu’elle lui tendait et disparut à son tour.
Et elle demeura seule avec Saval, dans la nuit.
Aussitôt, elle fut dans ses bras, l’enlaçant, l’étreignant. Puis, bien qu’il tentât de l’en empêcher, elle s’agenouilla devant lui en murmurant : « Je veux te regarder à la lueur des éclairs. »
Mais Yvette, sa bougie soufflée, était revenue sur son balcon, nu-pieds, glissant comme une ombre, et elle écoutait, rongée par un soupçon douloureux et confus.
Elle ne pouvait voir, se trouvant au-dessus d’eux, sur le toit même de la terrasse.
Elle n’entendait rien qu’un murmure de voix ; et son cœur battait si fort qu’il emplissait de bruit ses oreilles. Une fenêtre se ferma sur sa tête. Donc, Servigny venait de remonter. Sa mère était seule avec l’autre.
Un second éclair, fendant le ciel en deux, fit surgir pendant une seconde tout ce paysage qu’elle connaissait, dans une clarté violente et sinistre ; et elle aperçut la grande rivière, couleur de plomb fondu, comme on rêve des fleuves en des pays fantastiques. Aussitôt une voix, au-dessous d’elle, prononça : « Je t’aime ! »
Et elle n’entendit plus rien. Un étrange frisson lui avait passé sur le corps, et son esprit flottait dans un trouble affreux.