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La marquise, interdite, demeurait au milieu de la chambre. Elle avait aux veines du sang de peuple, du sang irascible. Puis une honte, une pudeur de mère se mêlant à un vague sentiment de peur et à une exaspération de femme passionnée dont l’amour est menacé, elle frémissait, prête à demander pardon ou à se jeter dans quelque violence.

— Je ne te comprends pas, dit-elle.

Yvette reprit :

— Je t’ai vue… maman… cette nuit… Il ne faut plus… si tu savais… nous allons partir toutes les deux… je t’aimerai tant que tu oublieras…

Mme Obardi prononça d’une voix tremblante :

— Écoute, ma fille, il y a des choses que tu ne comprends pas encore. Eh bien… n’oublie point… n’oublie point… que je te défends… de me parler jamais… de… de… de ces choses.

Mais la jeune fille, prenant brusquement le rôle de sauveur qu’elle s’était imposé, prononça :

— Non, maman, je ne suis plus une enfant, et j’ai le droit de savoir. Eh bien, je sais que nous recevons des gens mal famés, des aventuriers, je sais aussi qu’on ne nous respecte pas à cause de cela. Je sais autre chose encore. Eh bien, il ne faut plus, entends-tu ? Je ne veux pas. Nous allons partir ; tu vendras tes bijoux ; nous travaillerons s’il le faut, et nous vivrons comme des honnêtes femmes, quelque part, bien loin. Et si je trouve à me marier, tant mieux.

Sa mère la regardait de son œil noir, irrité. Elle répondit :

— Tu es folle. Tu vas me faire le plaisir de te lever et de venir déjeuner avec tout le monde.

— Non, maman. Il y a quelqu’un ici que je ne reverrai pas, tu me comprends. Je veux qu’il sorte, ou bien c’est moi qui sortirai. Tu choisiras entre lui et moi.

Elle s’était assise dans son lit et elle haussait la voix, parlant comme on parle sur la scène, entrant enfin dans le drame qu’elle avait rêvé, oubliant presque son chagrin pour ne se souvenir que de sa mission.

La marquise, stupéfaite, répéta encore une fois :

— Mais tu es folle… ne trouvant rien autre chose à dire.

Yvette reprit avec une énergie théâtrale :

— Non, maman, cet homme quittera la maison, ou c’est moi qui m’en irai, car je ne faiblirai pas.

— Et où iras-tu ?… Que feras-tu ?…

— Je ne sais pas, peu m’importe… Je veux que nous soyons des honnêtes femmes.

Ce mot qui revenait, « honnêtes femmes », soulevait la marquise d’une fureur de fille et elle cria :

— Tais-toi ! Je ne te permets pas de me parler comme ça. Je vaux autant qu’une autre, entends-tu ? Je suis une courtisane, c’est vrai, et j’en suis fière ; les honnêtes femmes ne me valent pas.

Yvette, atterrée, la regardait ; elle balbutia :

— Oh, maman !

Mais la marquise, s’exaltant, s’excitant :

— Eh bien ! Oui, je suis une courtisane. Après ? Si je n’étais pas une courtisane, moi, tu serais aujourd’hui une cuisinière, toi, comme j’étais autrefois, et tu ferais des journées de trente sous, et tu laverais la vaisselle, et ta maîtresse t’enverrait à la boucherie, entends-tu ? Et elle te ficherait à la porte si tu flânais, tandis que tu flânes toute la journée parce que je suis une courtisane. Voilà. Quand on n’est rien qu’une bonne, une pauvre fille avec cinquante francs d’économies, il faut savoir se tirer d’affaire, si on ne veut pas crever dans la peau d’une meurt-de-faim ; et il n’y a pas deux moyens pour nous, il n’y en a pas deux, entends-tu ? Quand on est servante ! Nous ne pouvons pas faire fortune, nous, avec des places, ni avec des tripotages de bourse. Nous n’avons rien que notre corps, rien que notre corps.

Elle se frappait la poitrine, comme un pénitent qui se confesse, et, rouge, exaltée, avançant vers le lit :

— Tant pis ! Quand on est belle fille, faut vivre de ça, ou bien souffrir de misère toute sa vie… toute sa vie… pas de choix.

Puis revenant brusquement à son idée :

— Avec ça qu’elles s’en privent, les honnêtes femmes. C’est elles qui sont des gueuses, entends-tu ? Parce que rien ne les force. Elles ont de l’argent, de quoi vivre et s’amuser, et elles prennent des hommes par vice. C’est elles qui sont des gueuses.

Elle était debout près de la couche d’Yvette éperdue, qui avait envie de crier « au secours », de se sauver, et qui pleurait tout haut comme les enfants qu’on bat.

La marquise se tut, regarda sa fille, et la voyant affolée de désespoir, elle se sentit elle-même pénétrée de douleur, de remords, d’attendrissement, de pitié, et s’abattant sur le lit en ouvrant les bras, elle se mit aussi à sangloter, et elle balbutia :

— Ma pauvre petite, ma pauvre petite, si tu savais comme tu me fais mal.

Et elles pleurèrent toutes deux, très longtemps.

Puis la marquise, chez qui le chagrin ne tenait pas, se releva doucement. Et elle dit tout bas :

— Allons, mignonne, c’est comme ça, que veux-tu ? On n’y peut rien changer maintenant. Il faut prendre la vie comme elle vient.

Yvette continuait de pleurer. Le coup avait été trop rude et trop inattendu pour qu’elle pût réfléchir et se remettre.

Sa mère reprit :

— Voyons, lève-toi, et viens déjeuner, pour qu’on ne s’aperçoive de rien.

La jeune fille faisait « non » de la tête, sans pouvoir parler ; enfin, elle prononça d’une voix lente, pleine de sanglots :

— Non, maman, tu sais ce que je t’ai dit, je ne changerai pas d’avis. Je ne sortirai pas de ma chambre avant qu’ils soient partis. Je ne veux plus voir personne de ces gens-là, jamais, jamais. S’ils reviennent, je… je… tu ne me reverras plus.

La marquise avait essuyé ses yeux, et, fatiguée d’émotion, elle murmura :

— Voyons, réfléchis, sois raisonnable.

Puis, après une minute de silence :

— Oui, il vaut mieux que tu te reposes ce matin. Je viendrai te voir dans l’après-midi.

Et ayant embrassé sa fille sur le front, elle sortit pour s’habiller, calmée déjà.

Yvette, dès que sa mère eut disparu, se leva, et courut pousser le verrou pour être seule, bien seule, puis elle se mit à réfléchir.

La femme de chambre frappa vers onze heures et demanda à travers la porte :

— Madame la marquise fait demander si Mademoiselle n’a besoin de rien, et ce qu’elle veut pour son déjeuner ?

Yvette répondit :

— Je n’ai pas faim. Je prie seulement qu’on ne me dérange pas.

Et elle demeura au lit comme si elle eût été fort malade.

Vers trois heures, on frappa de nouveau. Elle demanda :

— Qui est là ?

Ce fut la voix de sa mère.

— C’est moi, mignonne, je viens voir comment tu vas.

Elle hésita. Que ferait-elle ? Elle ouvrit, puis se recoucha.

La marquise s’approcha, et parlant à mi-voix comme auprès d’une convalescente :

— Eh bien, te trouves-tu mieux ? Tu ne veux pas manger un œuf ?

— Non, merci, rien du tout.

Mme Obardi s’était assise près du lit. Elles demeurèrent sans rien dire, puis, enfin, comme sa fille restait immobile, les mains inertes sur les draps.