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— Ne vas-tu pas te lever ?

Yvette répondit :

— Oui, tout à l’heure.

Puis d’un ton grave et lent :

— J’ai beaucoup réfléchi, maman, et voici… voici ma résolution. Le passé est le passé, n’en parlons plus. Mais l’avenir sera différent… ou bien… ou bien je sais ce qui me resterait à faire. Maintenant, que ce soit fini là-dessus.

La marquise, qui croyait terminée l’explication, sentit un peu d’impatience la gagner. C’était trop maintenant. Cette grande bécasse de fille aurait dû savoir depuis longtemps. Mais elle ne répondit rien et répéta :

— Te lèves-tu ?

— Oui, je suis prête.

Alors sa mère lui servit de femme de chambre, lui apportant ses bas, son corset, ses jupes ; puis elle l’embrassa.

— Veux-tu faire un tour avant dîner ?

— Oui, maman.

Et elles allèrent se promener le long de l’eau, sans guère parler que de choses très banales.

IV

Le lendemain, dès le matin, Yvette s’en alla toute seule s’asseoir à la place où Servigny lui avait lu l’histoire des fourmis. Elle se dit :

— Je ne m’en irai pas de là avant d’avoir pris une résolution.

Devant elle, à ses pieds, l’eau coulait, l’eau rapide du bras vif, pleine de remous, de larges bouillons qui passaient dans une fuite muette avec des tournoiements profonds.

Elle avait déjà envisagé toutes les faces de la situation et tous les moyens d’en sortir.

Que ferait-elle si sa mère ne tenait pas scrupuleusement la condition qu’elle avait posée, ne renonçait pas à sa vie, à son monde, à tout, pour aller se cacher avec elle dans un pays lointain ?

Elle pouvait partir seule… fuir. Mais où ? Comment ? De quoi vivrait-elle ?

En travaillant ? À quoi ? À qui s’adresserait-elle pour trouver de l’ouvrage ? Et puis l’existence morne et humble des ouvrières, des filles du peuple, lui semblait un peu honteuse, indigne d’elle. Elle songea à se faire institutrice, comme les jeunes personnes des romans, et à être aimée, puis épousée par le fils de la maison. Mais il aurait fallu qu’elle fût de grande race, qu’elle pût, quand le père exaspéré lui reprocherait d’avoir volé l’amour de son fils, dire d’une voix fière :

— Je m’appelle Yvette Obardi.

Elle ne le pouvait pas. Et puis c’eût été même encore là un moyen banal, usé.

Le couvent ne valait guère mieux. Elle ne se sentait d’ailleurs aucune vocation pour la vie religieuse, n’ayant qu’une piété intermittente et fugace. Personne ne pouvait la sauver en l’épousant, étant ce qu’elle était ! Aucun secours n’était acceptable d’un homme, aucune issue possible, aucune ressource définitive !

Et puis, elle voulait quelque chose d’énergique, de vraiment grand, de vraiment fort, qui servirait d’exemple ; et elle se résolut à la mort.

Elle s’y décida tout d’un coup, tranquillement, comme s’il s’agissait d’un voyage, sans réfléchir, sans voir la mort, sans comprendre que c’est la fin sans recommencement, le départ sans retour, l’adieu éternel à la terre, à la vie.

Elle fut disposée immédiatement à cette détermination extrême, avec la légèreté des âmes exaltées et jeunes.

Et elle songea au moyen qu’elle emploierait. Mais tous lui apparaissaient d’une exécution pénible et hasardeuse, et demandaient en outre une action violente qui lui répugnait.

Elle renonça bien vite au poignard et au revolver qui peuvent blesser seulement, estropier ou défigurer, et qui exigent une main exercée et sûre – à la corde qui est commune, suicide de pauvre, ridicule et laid – à l’eau parce qu’elle savait nager. Restait donc le poison, mais lequel ? Presque tous font souffrir et provoquent des vomissements. Elle ne voulait ni souffrir, ni vomir. Alors elle songea au chloroforme, ayant lu dans un fait divers comment avait fait une jeune femme pour s’asphyxier par ce procédé.

Et elle éprouva aussitôt une sorte de joie de sa résolution, un orgueil intime, une sensation de fierté. On verrait ce qu’elle était, ce qu’elle valait.

Elle rentra dans Bougival, et elle se rendit chez le pharmacien, à qui elle demanda un peu de chloroforme pour une dent dont elle souffrait. L’homme, qui la connaissait, lui donna une toute petite bouteille de narcotique.

Alors elle partit à pied pour Croissy, où elle se procura une seconde fiole de poison. Elle en obtint une troisième à Chatou, une quatrième à Rueil, et elle rentra en retard pour déjeuner. Comme elle avait grand-faim après cette course, elle mangea beaucoup, avec ce plaisir des gens que l’exercice a creusés.

Sa mère, heureuse de la voir affamée ainsi, se sentant tranquille enfin, lui dit, comme elles se levaient de table :

— Tous nos amis viendront passer la journée de dimanche. J’ai invité le prince, le chevalier et M. de Belvigne.

Yvette pâlit un peu, mais ne répondit rien.

Elle sortit presque aussitôt, gagna la gare et prit un billet pour Paris.

Et pendant tout l’après-midi, elle alla de pharmacie en pharmacie, achetant dans chacune quelques gouttes de chloroforme.

Elle revint le soir, les poches pleines de petites bouteilles.

Elle recommença le lendemain ce manège, et étant entrée par hasard chez un droguiste, elle put obtenir, d’un seul coup, un quart de litre.

Elle ne sortit pas le samedi ; c’était un jour couvert et tiède ; elle le passa tout entier sur la terrasse, étendue sur une chaise longue en osier.

Elle ne pensait presque à rien, très résolue et très tranquille.

Elle mit, le lendemain, une toilette bleue qui lui allait fort bien, voulant être belle.

En se regardant dans sa glace elle se dit tout d’un coup : « Demain, je serai morte. » Et un singulier frisson lui passa le long du corps. – Morte ! Je ne parlerai plus, je ne penserai plus, personne ne me verra plus. Et moi je ne verrai plus rien de tout cela !

Elle contemplait attentivement son visage comme si elle ne l’avait jamais aperçu, examinant surtout ses yeux, découvrant mille choses en elle, un caractère secret de sa physionomie qu’elle ne connaissait pas, s’étonnant de se voir, comme si elle avait en face d’elle une personne étrangère, une nouvelle amie.

Elle se disait :

— C’est moi, c’est moi que voilà dans cette glace. Comme c’est étrange de se regarder soi-même. Sans le miroir cependant, nous ne nous connaîtrions jamais. Tous les autres sauraient comment nous sommes, et nous ne le saurions point, nous.

Elle prit ses grands cheveux tressés en nattes et les ramena sur sa poitrine, suivant de l’œil tous ses gestes, toutes ses poses, tous ses mouvements.

— Comme je suis jolie ! pensa-t-elle. Demain, je serai morte, là, sur mon lit.

Elle regarda son lit, et il lui sembla qu’elle se voyait étendue, blanche comme ses draps.

— Morte. Dans huit jours, cette figure, ces yeux, ces joues ne seront plus qu’une pourriture noire, dans une boîte, au fond de la terre.

Une horrible angoisse lui serra le cœur.

Le clair soleil tombait à flots sur la campagne et l’air doux du matin entrait par la fenêtre.

Elle s’assit, pensant à cela : « Morte. » C’était comme si le monde allait disparaître pour elle ; mais non, puisque rien ne serait changé dans ce monde, pas même sa chambre. Oui, sa chambre resterait toute pareille avec le même lit, les mêmes chaises, la même toilette, mais elle serait partie pour toujours, elle, et personne ne serait triste, que sa mère peut-être.