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On dirait : « Comme elle était jolie ! Cette petite Yvette », voilà tout. Et comme elle regardait sa main appuyée sur le bras de son fauteuil, elle songea de nouveau à cette pourriture, à cette bouillie noire et puante que ferait sa chair. Et de nouveau un grand frisson d’horreur lui courut dans tout le corps, et elle ne comprenait pas bien comment elle pourrait disparaître sans que la terre tout entière s’anéantît, tant il lui semblait qu’elle faisait partie de tout, de la campagne, de l’air, du soleil, de la vie.

Des rires éclatèrent dans le jardin, un grand bruit de voix, des appels, cette gaieté bruyante des parties de campagne qui commencent, et elle reconnut l’organe sonore de M. de Belvigne, qui chantait :

Je suis sous ta fenêtre, Ah ! daigne enfin paraître.

Elle se leva sans réfléchir et vint regarder. Tous applaudirent. Ils étaient là tous les cinq, avec deux autres messieurs qu’elle ne connaissait pas.

Elle se recula brusquement, déchirée par la pensée que ces hommes venaient s’amuser chez sa mère, chez une courtisane.

La cloche sonna le déjeuner.

— Je vais leur montrer comment on meurt, se dit-elle.

Et elle descendit d’un pas ferme, avec quelque chose de la résolution des martyres chrétiennes entrant dans le cirque où les lions les attendaient.

Elle serra les mains en souriant d’une manière affable, mais un peu hautaine. Servigny lui demanda :

— Êtes-vous moins grognon, aujourd’hui, mam’zelle ?

Elle répondit d’un ton sévère et singulier :

— Aujourd’hui, je veux faire des folies. Je suis dans mon humeur de Paris. Prenez garde.

Puis, se tournant vers M. de Belvigne :

— C’est vous qui serez mon patito, mon petit Malvoisie. Je vous emmène tous, après le déjeuner, à la fête de Marly.

C’était la fête, en effet, à Marly. On lui présenta les deux nouveaux venus, le comte de Tamine et le marquis de Briquetot.

Pendant le repas, elle ne parla guère, tendant sa volonté pour être gaie dans l’après-midi, pour qu’on ne devinât rien, pour qu’on s’étonnât davantage, pour qu’on dît : « Qui l’aurait pensé ? Elle semblait si heureuse, si contente ! Que se passe-t-il dans ces têtes-là ? »

Elle s’efforçait de ne point songer au soir, à l’heure choisie, alors qu’ils seraient tous sur la terrasse.

Elle but du vin le plus qu’elle put, pour se monter, et deux petits verres de fine champagne, et elle était rouge en sortant de table, un peu étourdie, ayant chaud dans le corps et chaud dans l’esprit, lui semblait-il, devenue hardie maintenant et résolue à tout.

— En route ! cria-t-elle.

Elle prit le bras de M. de Belvigne et régla la marche des autres :

— Allons, vous allez former mon bataillon ! Servigny, je vous nomme sergent ; vous vous tiendrez en dehors, sur la droite. Puis vous ferez marcher en tête la garde étrangère, les deux Exotiques, le prince et le chevalier, puis, derrière, les deux recrues qui prennent les armes aujourd’hui. Allons !

Ils partirent. Et Servigny se mit à imiter le clairon, tandis que les deux nouveaux venus faisaient semblant de jouer du tambour. M. de Belvigne, un peu confus, disait tout bas :

— Mademoiselle Yvette, voyons, soyez raisonnable, vous allez vous compromettre.

Elle répondit :

— C’est vous que je compromets, Raisiné. Quant à moi, je m’en fiche un peu. Demain, il n’y paraîtra plus. Tant pis pour vous, il ne faut pas sortir avec des filles comme moi.

Ils traversèrent Bougival, à la stupéfaction des promeneurs. Tous se retournaient ; les habitants venaient sur leurs portes ; les voyageurs du petit chemin de fer qui va de Rueil à Marly les huèrent ; les hommes, debout sur les plates-formes, criaient :

— À l’eau !… à l’eau !…

Yvette marchait d’un pas militaire, tenant par le bras Belvigne comme on mène un prisonnier. Elle ne riait point, gardant sur le visage une gravité pâle, une sorte d’immobilité sinistre. Servigny interrompait son clairon pour hurler des commandements. Le prince et le chevalier s’amusaient beaucoup, trouvaient ça très drôle et de haut goût. Les deux jeunes gens jouaient du tambour d’une façon ininterrompue.

Quand ils arrivèrent sur le lieu de la fête, ils soulevèrent une émotion. Des filles applaudirent ; des jeunes gens ricanaient ; un gros monsieur, qui donnait le bras à sa femme, déclara, avec une envie dans la voix :

— En voilà qui ne s’embêtent pas.

Elle aperçut des chevaux de bois et força Belvigne à monter à sa droite tandis que son détachement escaladait par derrière les bêtes tournantes. Quand le divertissement fut terminé, elle refusa de descendre, contraignant son escorte à demeurer cinq fois de suite sur le dos de ces montures d’enfants, à la grande joie du public qui criait des plaisanteries. M. de Belvigne, livide, avait mal au cœur en descendant.

Puis elle se mit à vagabonder à travers les baraques. Elle força tous ces hommes à se faire peser au milieu d’un cercle de spectateurs. Elle leur fit acheter des jouets ridicules qu’ils durent porter dans leurs bras. Le prince et le chevalier commençaient à trouver la plaisanterie trop forte. Seuls, Servigny et les deux tambours ne se décourageaient point.

Ils arrivèrent enfin au bout du pays. Alors elle contempla ses suivants d’une façon singulière, d’un œil sournois et méchant ; et une étrange fantaisie lui passant par la tête, elle les fit ranger sur la berge droite qui domine le fleuve.

— Que celui qui m’aime le plus se jette à l’eau, dit-elle.

Personne ne sauta. Un attroupement se forma derrière eux. Des femmes, en tablier blanc, regardaient avec stupeur. Deux troupiers, en culotte rouge, riaient d’un air bête.

Elle répéta :

— Donc, il n’y a pas un de vous capable de se jeter à l’eau sur un désir de moi ?

Servigny murmura :

— Ma foi, tant pis.

Et il s’élança, debout, dans la rivière.

Sa chute jeta des éclaboussures jusqu’aux pieds d’Yvette. Un murmure d’étonnement et de gaieté s’éleva dans la foule.

Alors la jeune fille ramassa par terre un petit morceau de bois, et, le lançant dans le courant :

— Apporte ! cria-t-elle.

Le jeune homme se mit à nager, et saisissant dans sa bouche, à la façon d’un chien, la planche qui flottait, il la rapporta, puis, remontant la berge, il mit un genou par terre pour la présenter.

Yvette la prit.

— T’es beau, dit-elle.

Et, d’une tape amicale, elle caressa ses cheveux.

Une grosse dame, indignée, déclara :

— Si c’est possible !

Une autre dit :

— Peut-on s’amuser comme ça !

Un homme prononça :

— C’est pas moi qui me serais baigné pour une donzelle !