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Elle reprit le bras de Belvigne, en lui jetant dans la figure :

— Vous n’êtes qu’un oison, mon ami ; vous ne savez pas ce que vous avez raté.

Ils revinrent. Elle jetait aux passants des regards irrités.

— Comme tous ces gens ont l’air bête, dit-elle.

Puis, levant les yeux sur le visage de son compagnon :

— Vous aussi, d’ailleurs.

M. de Belvigne salua. S’étant retournée, elle vit que le prince et le chevalier avaient disparu. Servigny, morne et ruisselant, ne jouait plus du clairon et marchait, d’un air triste, à côté des deux jeunes gens fatigués, qui ne jouaient plus du tambour.

Elle se mit à rire sèchement :

— Vous en avez assez, paraît-il. Voilà pourtant ce que vous appelez vous amuser, n’est-ce pas ? Vous êtes venus pour ça ; je vous en ai donné pour votre argent.

Puis elle marcha sans plus rien dire, et, tout d’un coup, Belvigne s’aperçut qu’elle pleurait. Effaré, il demanda :

— Qu’avez-vous ?

Elle murmura :

— Laissez-moi, cela ne vous regarde pas.

Mais il insistait, comme un sot :

— Oh ! Mademoiselle, voyons, qu’est-ce que vous avez ? Vous a-t-on fait de la peine ?

Elle répéta, avec impatience :

— Taisez-vous donc !

Puis, brusquement, ne résistant plus à la tristesse désespérée qui lui noyait le cœur, elle se mit à sangloter si violemment qu’elle ne pouvait plus avancer.

Elle couvrait sa figure sous ses deux mains et haletait avec des râles dans la gorge, étranglée, étouffée par la violence de son désespoir.

Belvigne demeurait debout, à côté d’elle, tout à fait éperdu, répétant :

— Je n’y comprends rien.

Mais Servigny s’avança brusquement.

— Rentrons, mam’zelle, qu’on ne vous voie pas pleurer dans la rue. Pourquoi faites-vous des folies comme ça, puisque ça vous attriste ?

Et, lui prenant le coude, il l’entraîna. Mais, dès qu’ils arrivèrent à la grille de la villa, elle se mit à courir, traversa le jardin, monta l’escalier et s’enferma chez elle.

Elle ne reparut qu’à l’heure du dîner, très pâle, très grave. Tout le monde était gai cependant. Servigny avait acheté chez un marchand du pays des vêtements d’ouvrier, un pantalon de velours, une chemise à fleurs, un tricot, une blouse, et il parlait à la façon des gens du peuple.

Yvette avait hâte qu’on eût fini, sentant son courage défaillir. Dès que le café fut pris, elle remonta chez elle.

Elle entendait sous sa fenêtre les voix joyeuses. Le chevalier faisait des plaisanteries lestes, des jeux de mots d’étranger, grossiers et maladroits.

Elle écoutait, désespérée. Servigny, un peu gris, imitait l’ouvrier pochard, appelait la marquise la patronne. Et, tout d’un coup, il dit à Saval :

— Hé ! Patron !

Ce fut un rire général.

Alors, Yvette se décida. Elle prit d’abord une feuille de son papier à lettres et écrivit :

« Bougival, ce dimanche, neuf heures du soir.

Je meurs pour ne point devenir une fille entretenue.

YVETTE. »

Puis en post-scriptum :

« Adieu, chère maman, pardon. »

Elle cacheta l’enveloppe, adressée à Mme la marquise Obardi.

Puis elle roula sa chaise longue auprès de la fenêtre, attira une petite table à portée de sa main et plaça dessus la grande bouteille de chloroforme à côté d’une poignée de ouate.

Un immense rosier couvert de fleurs qui, parti de la terrasse, montait jusqu’à sa fenêtre, exhalait dans la nuit un parfum doux et faible passant par souffles légers ; et elle demeura quelques instants à le respirer. La lune, à son premier quartier, flottait dans le ciel noir, un peu rongée à gauche, et voilée parfois par de petites brumes.

Yvette pensait : « Je vais mourir ! Je vais mourir ! » Et son cœur gonflé de sanglots, crevant de peine, l’étouffait. Elle sentait en elle un besoin de demander grâce à quelqu’un, d’être sauvée, d’être aimée.

La voix de Servigny s’éleva. Il racontait une histoire graveleuse que des éclats de rire interrompaient à tout instant. La marquise elle-même avait des gaietés plus fortes que les autres. Elle répétait sans cesse :

— Il n’y a que lui pour dire de ces choses-là ! Ah-ah-ah !

Yvette prit la bouteille, la déboucha et versa un peu de liquide sur le coton. Une odeur puissante, sucrée, étrange, se répandit ; et comme elle approchait de ses lèvres le morceau de ouate, elle avala brusquement cette saveur forte et irritante qui la fit tousser.

Alors, fermant la bouche, elle se mit à l’aspirer. Elle buvait à longs traits cette vapeur mortelle, fermant les yeux et s’efforçant d’éteindre en elle toute pensée pour ne plus réfléchir, pour ne plus savoir.

Il lui sembla d’abord que sa poitrine s’élargissait, s’agrandissait, et que son âme tout à l’heure pesante, alourdie de chagrin, devenait légère, légère comme si le poids qui l’accablait se fût soulevé, allégé, envolé.

Quelque chose de vif et d’agréable la pénétrait jusqu’au bout des membres, jusqu’au bout des pieds et des mains, entrait dans sa chair, une sorte d’ivresse vague, de fièvre douce.

Elle s’aperçut que le coton était sec, et elle s’étonna de n’être pas encore morte. Ses sens lui semblaient aiguisés, plus subtils, plus alertes.

Elle entendait jusqu’aux moindres paroles prononcées sur la terrasse. Le prince Kravalow racontait comment il avait tué en duel un général autrichien.

Puis, très loin, dans la campagne, elle écoutait les bruits dans la nuit, les aboiements interrompus d’un chien, le cri court des crapauds, le frémissement imperceptible des feuilles.

Elle reprit la bouteille, et imprégna de nouveau le petit morceau de ouate, puis elle se remit à respirer. Pendant quelques instants, elle ne ressentit plus rien ; puis ce lent et charmant bien-être qui l’avait envahie déjà, la ressaisit.

Deux fois elle versa du chloroforme dans le coton, avide maintenant de cette sensation physique et de cette sensation morale, de cette torpeur rêvante où s’égarait son âme.

Il lui semblait qu’elle n’avait plus d’os, plus de chair, plus de jambes, plus de bras. On lui avait ôté tout cela, doucement, sans qu’elle s’en aperçût. Le chloroforme avait vidé son corps, ne lui laissant que sa pensée plus éveillée, plus vivante, plus large, plus libre qu’elle ne l’avait jamais sentie.

Elle se rappelait mille choses oubliées, des petits détails de son enfance, des riens qui lui faisaient plaisir. Son esprit, doué tout à coup d’une agilité inconnue, sautait aux idées les plus diverses, parcourait mille aventures, vagabondait dans le passé, et s’égarait dans les événements espérés de l’avenir. Et sa pensée active et nonchalante avait un charme sensuel, elle éprouvait, à songer ainsi, un plaisir divin.

Elle entendait toujours les voix, mais elle ne distinguait plus les paroles, qui prenaient pour elle d’autres sens. Elle s’enfonçait, elle s’égarait dans une espèce de féerie étrange et variée.