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Elle était sur un grand bateau qui passait le long d’un beau pays tout couvert de fleurs. Elle voyait des gens sur la rive, et ces gens parlaient très fort, puis elle se trouvait à terre, sans se demander comment ; et Servigny, habillé en prince, venait la chercher pour la conduire à un combat de taureaux.

Les rues étaient pleines de passants qui causaient, et elle écoutait ces conversations qui ne l’étonnaient point, comme si elle eût connu les personnes, car à travers son ivresse rêvante elle entendait toujours rire et causer les amis de sa mère sur la terrasse.

Puis tout devint vague.

Puis elle se réveilla, délicieusement engourdie, et elle eut quelque peine à se souvenir.

Donc, elle n’était pas morte encore.

Mais elle se sentait si reposée, dans un tel bien-être physique, dans une telle douceur d’esprit qu’elle ne se hâtait point d’en finir ! Elle eût voulu faire durer toujours cet état d’assoupissement exquis.

Elle respirait lentement et regardait la lune, en face d’elle, sur les arbres. Quelque chose était changé dans son esprit. Elle ne pensait plus comme tout à l’heure. Le chloroforme, en amollissant son corps et son âme, avait calmé sa peine, et endormi sa volonté de mourir.

Pourquoi ne vivrait-elle pas ? Pourquoi ne serait-elle pas aimée ? Pourquoi n’aurait-elle pas une vie heureuse ? Tout lui paraissait possible maintenant, et facile et certain. Tout était doux, tout était bon, tout était charmant dans la vie. Mais comme elle voulait songer toujours, elle versa encore cette eau de rêve sur le coton, et se remit à respirer, en écartant parfois le poison de sa narine, pour n’en pas absorber trop, pour ne pas mourir.

Elle regardait la lune et voyait une figure dedans, une figure de femme. Elle recommençait à battre la campagne dans la griserie imagée de l’opium. Cette figure se balançait au milieu du ciel ; puis elle chantait ; elle chantait, avec une voix bien connue, l’Alleluia d’amour.

C’était la marquise qui venait de rentrer pour se mettre au piano.

Yvette avait des ailes maintenant. Elle volait, la nuit, par une belle nuit claire, au-dessus des bois et des fleuves. Elle volait avec délices, ouvrant les ailes, battant des ailes, portée par le vent comme on serait porté par des caresses. Elle se roulait dans l’air qui lui baisait la peau, et elle filait si vite, si vite qu’elle n’avait le temps de rien voir au-dessous d’elle, et elle se trouvait assise au bord d’un étang, une ligne à la main ; elle pêchait.

Quelque chose tirait sur le fil qu’elle sortait de l’eau, en amenant un magnifique collier de perles, dont elle avait eu envie quelque temps auparavant. Elle ne s’étonnait nullement de cette trouvaille, et elle regardait Servigny, venu à côté d’elle sans qu’elle sût comment, pêchant aussi et faisant sortir de la rivière un cheval de bois.

Puis elle eut de nouveau la sensation qu’elle se réveillait et elle entendit qu’on l’appelait en bas.

Sa mère avait dit :

— Éteins donc la bougie.

Puis la voix de Servigny s’éleva claire et comique :

— Éteignez donc vot’ bougie, mam’zelle Yvette.

Et tous reprirent en chœur :

— Mam’zelle Yvette, éteignez donc votre bougie.

Elle versa de nouveau du chloroforme dans le coton, mais, comme elle ne voulait pas mourir, elle le tint assez loin de son visage pour respirer de l’air frais, tout en répandant en sa chambre l’odeur asphyxiante du narcotique, car elle comprit qu’on allait monter ; et, prenant une posture bien abandonnée, une posture de morte, elle attendit.

La marquise disait :

— Je suis un peu inquiète ! Cette petite folle s’est endormie en laissant sa lumière sur sa table. Je vais envoyer Clémence pour l’éteindre et pour fermer la fenêtre de son balcon qui est restée grande ouverte.

Et bientôt la femme de chambre heurta la porte en appelant :

— Mademoiselle, Mademoiselle !

Après un silence, elle reprit :

— Mademoiselle, Mme la marquise vous prie d’éteindre votre bougie et de fermer votre fenêtre.

Clémence attendit encore un peu, puis frappa plus fort en criant :

— Mademoiselle, Mademoiselle !

Comme Yvette ne répondait pas, la domestique s’en alla et dit à la marquise :

— Mademoiselle est endormie sans doute ; son verrou est poussé et je ne peux pas la réveiller.

Mme Obardi murmura :

— Elle ne va pourtant pas rester comme ça ?

Tous alors, sur le conseil de Servigny, se réunirent sous la fenêtre de la jeune fille, et hurlèrent en chœur :

— Hip ! – hip ! – hurra ! – mam’zelle Yvette !

Leur clameur s’éleva dans la nuit calme, s’envola sous la lune dans l’air transparent, s’en alla sur le pays dormant ; et ils l’entendirent s’éloigner ainsi que fait le bruit d’un train qui fuit.

Comme Yvette ne répondit pas, la marquise prononça :

— Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ; je commence à avoir peur.

Alors, Servigny, cueillant les roses rouges du gros rosier poussé le long du mur et les boutons pas encore éclos, se mit à les lancer dans la chambre par la fenêtre.

Au premier qu’elle reçut, Yvette tressauta, faillit crier. D’autres tombaient sur sa robe, d’autres dans ses cheveux, d’autres, passant par-dessus sa tête, allaient jusqu’au lit, le couvraient d’une pluie de fleurs.

La marquise cria encore une fois, d’une voix étranglée :

— Voyons, Yvette, réponds-nous.

Alors, Servigny déclara :

— Vraiment, ça n’est pas naturel, je vais grimper par le balcon.

Mais le chevalier s’indigna.

— Permettez, permettez, c’est là une grosse faveur, je réclame ; c’est un trop bon moyen… et un trop bon moment pour obtenir un rendez-vous !

Tous les autres, qui croyaient à une farce de la jeune fille, s’écriaient :

— Nous protestons. C’est un coup monté. Montera pas, montera pas.

Mais la marquise, émue, répétait :

— Il faut pourtant qu’on aille voir.

Le prince déclara, avec un geste dramatique :

— Elle favorise le duc, nous sommes trahis.

— Jouons à pile ou face qui montera, demanda le chevalier.

Et il tira de sa poche une pièce d’or de cent francs.

Il commença avec le prince :

— Pile, dit-il.

Ce fut face.

Le prince jeta la pièce à son tour, en disant à Saval :

— Prononcez, Monsieur.

Saval prononça :

— Face.

Ce fut pile.

Le prince ensuite posa la même question à tous les autres. Tous perdirent.

Servigny, qui restait seul en face de lui, déclara de son air insolent :

— Parbleu, il triche !

Le Russe mit la main sur son cœur et tendit la pièce d’or à son rival, en disant :

— Jouez vous-même, mon cher duc.

Servigny la prit et la lança en criant :

— Face !

Ce fut pile.

Il salua et indiquant de la main le pilier du balcon :

— Montez, mon prince.

Mais le prince regardait autour de lui d’un air inquiet.