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Mme de Cadour se tourna vers son ancien ami :

— Venez-vous avec moi, d’Apreval ?

Il s’inclina, en souriant, avec une galanterie du temps passé :

— Où vous irez, j’irai, dit-il.

— Eh bien, allez attraper une insolation, déclara M. de Cadour. Et il rentra dans l’hôtel des Bains pour s’étendre une heure ou deux sur son lit.

Dès qu’ils furent seuls, la vieille femme et son vieux compagnon se mirent en route. Elle dit, très bas, en lui serrant la main : « Enfin, enfin ! »

Il murmura :

— Vous êtes folle. Je vous assure que vous êtes folle. Songez à ce que vous risquez. Si cet homme…

Elle eut un sursaut :

— Oh ! Henri, ne dites pas Cet homme, en parlant de lui.

Il reprit d’un ton brusque :

— Eh bien ! Si notre fils se doute de quelque chose, s’il nous soupçonne, il vous tient, il nous tient. Vous vous êtes bien passée de le voir depuis quarante ans. Qu’avez-vous aujourd’hui ?

Ils avaient suivi la longue rue qui va de la mer à la ville. Ils tournèrent à droite pour monter la côte d’Étretat. La route blanche se déroulait sous une pluie brûlante de soleil.

Ils allaient lentement sous l’ardente chaleur, à petits pas. Elle avait passé son bras sous celui de son ami, et elle regardait droit devant elle d’un regard fixe, hanté !

Elle prononça :

— Ainsi, vous ne l’avez jamais revu non plus ?

— Non, jamais !

— Est-ce possible ?

— Ma chère amie, ne recommençons point cette éternelle discussion. J’ai une femme et des enfants, comme vous avez un mari, nous avons donc l’un et l’autre tout à craindre de l’opinion.

Elle ne répondit point. Elle songeait à sa jeunesse lointaine, aux choses passées, si tristes.

On l’avait mariée, comme on marie les jeunes filles. Elle ne connaissait guère son fiancé, un diplomate, et elle vécut avec lui, plus tard, de la vie de toutes les femmes du monde.

Mais voilà qu’un jeune homme, M. d’Apreval, marié comme elle, l’aima d’une passion profonde ; et pendant une longue absence de M. de Cadour, parti aux Indes en mission politique, elle succomba.

Aurait-elle pu résister ? Se refuser ? Aurait-elle eu la force, le courage de ne pas céder, car elle l’aimait aussi ? Non, vraiment, non ! C’eût été trop dur ! Elle aurait trop souffert ! Comme la vie est méchante et rusée ! Peut-on éviter certaines atteintes du sort, peut-on fuir la destinée fatale ? Quand on est femme, seule, abandonnée, sans tendresse, sans enfants, peut-on fuir toujours une passion qui se lève sur vous, comme on fuirait la lumière du soleil, pour vivre, jusqu’à sa mort, dans la nuit ?

Comme elle se rappelait tous les détails maintenant, ses baisers, ses sourires, son arrêt sur la porte pour la regarder en entrant chez elle. Quels jours heureux, ses seuls beaux jours, si vite finis !

Puis elle s’aperçut qu’elle était enceinte ! Quelles angoisses !

Oh ! Ce voyage, dans le Midi, ce long voyage, ces souffrances, ces terreurs incessantes, cette vie cachée dans ce petit chalet solitaire, sur le bord de la Méditerranée, au fond d’un jardin dont elle n’osait pas sortir !

Comme elle se les rappelait, les longs jours qu’elle passait étendue sous un oranger, les yeux levés vers les fruits rouges, tout ronds, dans le feuillage vert ! Comme elle aurait voulu sortir, aller jusqu’à la mer, dont le souffle frais lui venait par-dessus le mur, dont elle entendait les courtes vagues sur la plage, dont elle rêvait la grande surface bleue, luisante de soleil avec des voiles blanches et une montagne à l’horizon. Mais elle n’osait point franchir la porte. Si on l’avait reconnue, déformée ainsi, montrant sa honte dans sa lourde ceinture !

Et les jours d’attente, les derniers jours torturants ! Les alertes ! Les souffrances menaçantes ! Puis l’effroyable nuit ! Que de misères elle avait endurées.

Quelle nuit, celle-là ! Comme elle avait gémi, crié ! Elle voyait encore la face pâle de son amant, qui lui baisait la main à chaque minute, la figure glabre du médecin, le bonnet blanc de la garde.

Et quelle secousse elle avait sentie en son cœur en entendant ce frêle gémissement d’enfant, ce miaulement, ce premier effort d’une voix d’homme !

Et le lendemain ! Le lendemain ! Le seul jour de sa vie où elle eût vu et embrassé son fils, car jamais, depuis, elle ne l’avait seulement aperçu !

Et, depuis lors, quelle longue existence vide où flottait toujours, toujours, la pensée de cet enfant ! Elle ne l’avait pas revu, pas une seule fois, ce petit être sorti d’elle, son fils ! On l’avait pris, emporté, caché. Elle savait seulement qu’il avait été élevé par des paysans normands, qu’il était devenu lui-même un paysan, et qu’il était marié, bien marié et bien doté par son père, dont il ignorait le nom.

Que de fois, depuis quarante ans, elle avait voulu partir pour le voir, pour l’embrasser ! Elle ne se figurait pas qu’il eût grandi ! Elle songeait toujours à cette larve humaine qu’elle avait tenue un jour dans ses bras et serrée contre son flanc meurtri.

Que de fois elle avait dit à son amant : « Je n’y tiens plus, je veux le voir, je vais partir. »

Toujours il l’avait retenue, arrêtée. Elle ne saurait pas se contenir, se maîtriser ; l’autre devinerait, l’exploiterait. Elle serait perdue.

— Comment est-il ? disait-elle.

— Je ne sais pas. Je ne l’ai point revu non plus.

— Est-ce possible ? Avoir un fils et ne le point connaître. Avoir peur de lui, l’avoir rejeté comme une honte. – C’était horrible.

Ils allaient sur la longue route, accablés par la flamme du soleil, montant toujours l’interminable côte.

Elle reprit :

— Ne dirait-on pas un châtiment ? Je n’ai jamais eu d’autre enfant. Non, je ne pouvais plus résister à ce désir de le voir, qui me hante depuis quarante ans. Vous ne comprenez pas cela, vous, les hommes. Songez que je suis tout près de la mort. Et je ne l’aurai pas revu !… pas revu, est-ce possible ? Comment ai-je pu attendre si longtemps ? J’ai pensé à lui toute ma vie. Quelle affreuse existence cela m’a fait. Je ne me suis pas réveillée une fois, pas une fois, entendez-vous, sans que ma première pensée n’ait été pour lui, pour mon enfant. Comment est-il ? Oh ! Comme je me sens coupable vis-à-vis de lui ! Doit-on craindre le monde en ce cas-là ? J’aurais dû tout quitter et le suivre, l’élever, l’aimer. J’aurais été plus heureuse, certes. Je n’ai pas osé. J’ai été lâche. Comme j’ai souffert ! Oh ! Ces pauvres êtres abandonnés, comme ils doivent haïr leurs mères !

Elle s’arrêta brusquement, étranglée par les sanglots. Tout le vallon était désert et muet sous la lumière accablante du jour. Seules, les sauterelles jetaient leur cri sec et continu dans l’herbe jaune et rare des deux côtés de la route.