Il reprit :
— C’est le forgeron au coin de la grand-route.
Puis tous se turent, ayant les yeux fixés sur la porte de l’étable. Elle faisait une sorte de trou noir dans le mur du bâtiment. On ne voyait rien dedans mais on entendait des bruits vagues, des mouvements, des pas amortis par la paille semée à terre.
Il reparut sur le seuil, s’essuyant le front, et il revint vers la maison d’un grand pas lent qui le soulevait à chaque enjambée.
Il passa encore devant ces étrangers sans paraître les remarquer, et il dit à sa femme :
— Va me tirer une cruche d’cidre, j’ai sef.
— Puis il entra dans sa demeure. La fermière s’en alla vers le cellier, laissant seuls les Parisiens.
Et Mme de Cadour, éperdue, bégaya :
— Allons-nous-en, Henry, allons-nous-en.
D’Apreval lui prit le bras, la souleva, et la soutenant de toute sa force, car il sentait bien qu’elle allait tomber, il l’entraîna, après avoir jeté cinq francs sur une des chaises.
Dès qu’ils eurent franchi la barrière, elle se mit à sangloter, toute secouée par la douleur et balbutiant :
— Oh-oh ! Voilà ce que vous en avez fait ?…
Il était fort pâle. Il répondit d’un ton sec :
— J’ai fait ce que j’ai pu. Sa ferme vaut quatre-vingt mille francs. C’est une dot que n’ont pas tous les enfants de bourgeois.
Et ils revinrent tout doucement, sans ajouter un mot. Elle pleurait toujours. Les larmes coulaient de ses yeux et roulaient sur ses joues, sans cesse.
Elles s’arrêtèrent enfin, et ils rentrèrent dans Fécamp.
M. de Cadour les attendait pour dîner. Il se mit à rire et cria, en les apercevant :
— Très bien, ma femme a attrapé une insolation. J’en suis ravi. Vraiment, je crois qu’elle perd la tête, depuis quelque temps !
Ils ne répondirent ni l’un ni l’autre ; et comme le mari demandait, en se frottant les mains :
— Avez-vous fait une jolie promenade, au moins ?
D’Apreval répondit :
— Charmante, mon cher, tout à fait charmante.
15 août 1884
Les idées du colonel
— Ma foi, dit le colonel Laporte, je suis vieux, j’ai la goutte, les jambes raides comme des poteaux de barrière, et cependant, si une femme, une jolie femme, m’ordonnait de passer par le trou d’une aiguille, je crois que j’y sauterais comme un clown dans un cerceau. Je mourrai ainsi, c’est dans le sang. Je suis un vieux galantin, moi, un vieux de la vieille école. La vue d’une femme, d’une jolie femme, me remue jusque dans mes bottes. Voilà.
D’ailleurs nous sommes tous un peu pareils, en France, Messieurs. Nous restons des chevaliers quand même, les chevaliers de l’amour et du hasard, puisqu’on a supprimé Dieu, dont nous étions vraiment les gardes du corps.
Mais la femme, voyez-vous, on ne l’enlèvera pas de nos cœurs. Elle y est, elle y reste. Nous l’aimons, nous l’aimerons, nous ferons pour elle toutes les folies, tant qu’il y aura une France sur la carte d’Europe. Et même si on escamote la France, il restera toujours des Français.
Moi, devant les yeux d’une femme, d’une jolie femme, je me sens capable de tout. Sacristi ! Quand je sens entrer en moi son regard, son sacré nom de regard, qui vous met du feu dans les veines, j’ai envie de je ne sais quoi, de me battre, de lutter, de casser des meubles, de montrer que je suis le plus fort, le plus brave, le plus hardi et le plus dévoué des hommes.
Mais je ne suis pas le seul, non vraiment ; toute l’armée française est comme moi, je vous le jure. Depuis le pioupiou jusqu’aux généraux nous allons de l’avant, et jusqu’au bout, quand il s’agit d’une femme, d’une jolie femme. Rappelez-vous ce que Jeanne d’Arc nous a fait faire autrefois. Tenez, je vous parie que, si une femme, une jolie femme, avait pris le commandement de l’armée, la veille de Sedan, quand le Maréchal de Mac-Mahon fut blessé, nous aurions traversé les lignes prussiennes, sacrebleu ! Et bu la goutte dans leurs canons.
Ce n’est pas un Trochu qu’il fallait à Paris, mais une sainte Geneviève.
Je me rappelle justement une petite anecdote de la guerre qui prouve bien que nous sommes capables de tout, devant une femme.
J’étais alors capitaine, simple capitaine, et je commandais un détachement d’éclaireurs qui battait en retraite au milieu d’un pays envahi par les Prussiens. Nous étions cernés, pourchassés, éreintés, abrutis, mourant d’épuisement et de faim.
Or, il nous fallait, avant le lendemain, gagner Bar-sur-Tain, sans quoi nous étions flambés, coupés et massacrés. Comment avions-nous échappé jusque-là ? Je n’en sais rien. Nous avions donc douze lieues à faire pendant la nuit, douze lieues par la neige et sous la neige, le ventre vide. Moi je pensais : « C’est fini, jamais mes pauvres diables d’hommes n’arriveront. »
Depuis la veille, on n’avait rien mangé. Tout le jour, nous restâmes cachés dans une grange, serrés les uns contre les autres pour avoir moins froid, incapables de parler ou de remuer, dormant par secousses et par saccades, comme on dort quand on est rendu de fatigue.
À cinq heures, il faisait nuit, cette nuit blafarde des neiges. Je secouai mes gens. Beaucoup ne voulaient plus se lever, incapables de remuer ou de se tenir debout, ankylosés par le froid et le reste.
Devant nous, la plaine, une grande vache de plaine toute nue, où il pleuvait de la neige. Ça tombait, ça tombait, comme un rideau, ces flocons blancs, qui cachaient tout sous un lourd manteau gelé, épais et mort, un matelas en laine de glace. On aurait dit la fin du monde.
— Allons, en route, les enfants.
Ils regardaient ça, cette poussière blanche qui descendait de là-haut, et ils semblaient penser :
— En voilà assez, autant mourir ici !
Alors je tirai mon revolver :
— Le premier qui flanche, je le brûle.
Et les voilà qui se mettent en marche, tout lentement, comme des gens dont les jambes sont usées.
J’en envoyai quatre, pour nous éclairer, à trois cents mètres en avant ; puis le reste suivit, pêle-mêle, en bloc, au hasard des fatigues et de la longueur des pas. Je plaçai les plus solides par derrière, avec ordre d’accélérer les traînards à coups de baïonnette… dans le dos.
La neige semblait nous ensevelir tout vivants ; elle poudrait les képis et les capotes sans fondre dessus, faisait de nous des fantômes, des espèces de spectres de soldats morts, bien fatigués.
Je me disais : « Jamais nous ne sortirons de là, à moins d’un miracle. »
Parfois on s’arrêtait quelques minutes, à cause de ceux qui ne pouvaient pas suivre. Alors on n’entendait plus que ce glissement vague de la neige, cette rumeur presque insaisissable que font le froissement et l’emmêlement de tous ces flocons qui tombent.
Quelques hommes se secouaient, d’autres ne bougeaient point.
Puis je donnais l’ordre de repartir. Les fusils remontaient sur les épaules, et, d’une allure exténuée, on se remettait en marche.
Soudain les éclaireurs se replièrent. Quelque chose les inquiétait. Ils avaient entendu parler devant nous. J’envoyai six hommes et un sergent. Et j’attendis.
Tout à coup, un cri aigu, un cri de femme, traversa le silence pesant des neiges, et au bout de quelques minutes, on m’amena deux prisonniers, un vieillard et une jeune fille.
Je les interrogeai à voix basse. Ils fuyaient devant les Prussiens qui avaient occupé leur maison dans la soirée, et qui étaient soûls. Le père avait eu peur pour sa fille, et sans même prévenir leurs serviteurs, ils s’étaient sauvés tous deux dans la nuit.