Je reconnus tout de suite que c’étaient des bourgeois, même mieux que des bourgeois.
— Vous allez nous accompagner, leur dis-je.
On repartit. Comme le vieux connaissait le pays, il nous guida.
La neige cessa de tomber ; les étoiles parurent, et le froid devint terrible.
La jeune fille, qui tenait le bras de son père, marchait d’un pas saccadé, d’un pas de détresse. Elle murmura plusieurs fois : « Je ne sens plus mes pieds », et, moi, je souffrais plus qu’elle de voir cette pauvre petite femme se traîner ainsi dans la neige.
Tout d’un coup, elle s’arrêta :
— Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pas plus loin.
Le vieux voulut la porter ; mais il ne pouvait seulement pas la soulever ; et elle s’affaissa par terre en poussant un grand soupir.
On faisait cercle autour d’eux. Quant à moi, je piétinais sur place, ne sachant que faire, et ne pouvant me résoudre vraiment à abandonner ainsi cet homme et cette enfant.
Tout à coup, un de mes soldats, un Parisien, qu’on avait surnommé « Pratique », prononça :
— Allons, les camaraux, faut porter cette demoiselle-là, ou bien nous n’sommes pus Français, nom d’un chien !
Je crois, ma foi, que je jurai de plaisir.
— Nom d’un nom, c’est gentil, ça, les enfants. Et je veux en prendre ma part.
On voyait vaguement, dans l’ombre, sur la gauche, les arbres d’un petit bois. Quelques hommes se détachèrent et revinrent bientôt avec un faisceau de branches liées en litière.
— Qui est-ce qui prête sa capote ? cria Pratique ; c’est pour une belle fille, les frérots.
Et dix capotes vinrent tomber autour du soldat. En une seconde, la jeune fille fut couchée dans ces chauds vêtements, et enlevée sur six épaules. Je m’étais placé en tête, à droite, et content, ma foi, d’avoir ma charge.
On repartit comme si on eût bu un coup de vin, plus gaillardement et plus vivement. J’entendis même des plaisanteries. Il suffit d’une femme, voyez-vous, pour électriser les Français.
Les soldats avaient presque reformé les rangs, ranimés, réchauffés. Un vieux franc-tireur qui suivait la litière, attendant son tour pour remplacer le premier camarade qui flancherait, murmura vers son voisin, assez haut pour que je l’entendisse :
— Je n’suis pu jeune, moi ; eh bien, cré croquin, le sexe, il y a tout de même que ça pour vous flanquer du cœur au ventre !
Jusqu’à trois heures du matin, on avança presque sans repos. Puis, tout à coup, les éclaireurs se replièrent encore, et bientôt tout le détachement, couché dans la neige, ne faisait plus qu’une ombre vague sur le sol.
Je donnai des ordres à voix basse, et j’entendis derrière moi le crépitement sec et métallique des batteries qu’on armait.
Car là-bas, au milieu de la plaine, quelque chose d’étrange remuait. On eût dit une bête énorme qui courait, s’allongeait comme un serpent ou se ramassait en boule, prenait de brusques élans, tantôt à droite, tantôt à gauche, s’arrêtait, puis repartait.
Tout à coup, cette forme errante se rapprocha ; et je vis venir, au grand trot, l’un derrière l’autre, douze ulhans perdus qui cherchaient leur route.
Ils étaient si près, maintenant, que j’entendais parfaitement le souffle rauque des chevaux, le son de ferraille des armes, et le craquement des selles.
Je criai :
— Feu !
Et cinquante coups de fusils crevèrent le silence de la nuit. Quatre ou cinq détonations partirent encore, puis une dernière toute seule ; et, quand l’aveuglement de la poudre enflammée se fut dissipé, on vit que les douze hommes, avec neuf chevaux, étaient tombés. Trois bêtes s’enfuyaient d’un galop furieux, et l’une traînait derrière elle, pendu par le pied à l’étrier et bondissant éperdument, le cadavre de son cavalier.
Un soldat, derrière moi, riait, d’un rire terrible. Un autre dit :
— V’là des veuves !
Il était marié, peut-être. Un troisième ajouta :
— Faut pas grand temps !
Une tête était sortie de la litière :
— Qu’est-ce qu’on fait, dit-elle, on se bat ?
Je répondis :
— Ce n’est rien, Mademoiselle ; nous venons d’expédier une douzaine de Prussiens !
Elle murmura :
— Pauvres gens !
Mais comme elle avait froid, elle redisparut sous les capotes.
On repartit. On marcha longtemps. Enfin, le ciel pâlit. La neige devenait claire, lumineuse, luisante ; et une teinte rose s’étendait à l’orient.
Une voix lointaine cria :
— Qui vive ?
Tout le détachement fit halte ; et je m’avançai pour nous faire reconnaître.
Nous arrivions aux lignes françaises.
Comme mes hommes défilaient devant le poste, un commandant à cheval, que je venais de mettre au courant, demanda d’une voix sonore en voyant passer la litière :
— Qu’est-ce que vous avez là-dedans ?
Aussitôt une petite figure blonde apparut, dépeignée et souriante, qui répondit :
— C’est moi, Monsieur.
Un rire s’éleva parmi les hommes, et une joie courut dans les cœurs.
Alors Pratique, qui marchait à côté du brancard, agita son képi en vociférant :
— Vive la France !
Et, je ne sais pas pourquoi, je me sentis tout remué, tant je trouvais ça gentil et galant.
Il me semblait que nous venions de sauver le pays, de faire quelque chose que d’autres hommes n’auraient pas fait, quelque chose de simple et de vraiment patriotique.
Cette petite figure-là, voyez-vous, je ne l’oublierai jamais ; et, si j’avais à donner mon avis sur la suppression des tambours et des clairons, je proposerais de les remplacer dans chaque régiment par une jolie fille. Ça vaudrait encore mieux que de jouer la Marseillaise. Nom d’un nom, comme ça donnerait du vif au troupier, d’avoir une madone comme ça, une madone vivante, à côté du colonel.
Il se tut quelques secondes, puis reprit d’un air convaincu, en hochant la tête :
— C’est égal, nous aimons bien les femmes, nous autres Français !
9 juin 1884
Promenade
Quand le père Leras, teneur de livres chez MM. Labuze et Cie sortit du magasin, il demeura quelques instants ébloui par l’éclat du soleil couchant. Il avait travaillé tout le jour sous la lumière jaune du bec de gaz, au fond de l’arrière-boutique, sur la cour étroite et profonde comme un puits. La petite pièce où depuis quarante ans il passait ses journées était si sombre que, même dans le fort de l’été c’est à peine si on pouvait se dispenser de l’éclairer de onze heures à trois heures.
Il y faisait toujours humide et froid ; et les émanations de cette sorte de fosse, où s’ouvrait la fenêtre, entraient dans la pièce obscure, l’emplissaient d’une odeur moisie et d’une puanteur d’égout.
M. Leras, depuis quarante ans, arrivait, chaque matin, à huit heures, dans cette prison ; et il y demeurait jusqu’à sept heures du soir, courbé sur ses livres, écrivant avec une application de bon employé.