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— Je n’ai pas d’interrogatoire à subir de toi.

C’était autour de nous comme une tempête grondante. Les Arabes accouraient de tous les côtés, nous pressaient, nous enfermaient, vociféraient.

Ils avaient l’air d’oiseaux de proie féroces avec leur grand nez recourbé, leur face maigre aux os saillants, leurs larges vêtements agités par leurs gestes.

Mohammed souriait, son turban de travers, l’œil excité, et je voyais comme des frissons de plaisir sur ses joues un peu tombantes, charnues et ridées.

Il reprit, d’une voix tonnante qui domina les clameurs :

— La mort à celui qui a donné la mort !

Et il tendit son revolver vers la face brune de l’agha. Je vis un peu de fumée sortir du canon ; puis une écume rose de cervelle et de sang jaillit du front du chef. Il tomba, foudroyé, sur le dos, en ouvrant les bras, qui soulevèrent, comme des ailes, les pans flottants de son burnous.

Certes, je crus mon dernier jour venu, tant le tumulte fut terrible autour de nous.

Mohammed avait tiré son sabre. Nous dégainâmes comme lui. Il cria, en écartant d’un moulinet ceux qui le serraient le plus :

— La vie sauve à ceux qui se soumettront ! La mort aux autres !

Et, saisissant de sa poigne d’hercule le plus proche, il le coucha sur sa selle, lui lia les mains, en hurlant vers nous :

— Faites comme moi et sabrez ceux qui résisteront.

En cinq minutes, nous eûmes capturé une vingtaine d’Arabes dont nous attachions solidement les poignets. Puis on poursuivit les fuyards ; car ç’avait été une déroute autour de nous à la vue des sabres nus. On ramena encore une trentaine d’hommes environ.

Par toute la plaine, on apercevait des choses blanches qui couraient. Les femmes traînaient leurs enfants et poussaient des clameurs aiguës. Les chiens jaunes, pareils à des chacals, tournaient autour de nous en aboyant, et nous montraient leurs crocs pâles.

Mohammed, qui semblait fou de joie, sauta de cheval d’un bond, et, saisissant la corde que j’avais apportée :

— Attention, les enfants, dit-il, deux hommes à terre.

Alors il fit une chose terrible et drôle : un chapelet de prisonniers, ou plutôt un chapelet de pendus. Il avait attaché solidement les deux poings du premier captif, puis il fit un nœud coulant autour de son cou avec la même corde qui serrait de nouveau les bras du suivant, puis s’enroulait ensuite à sa gorge. Nos cinquante prisonniers se trouvèrent bientôt liés de telle sorte que le moindre mouvement de l’un pour s’enfuir l’eût étranglé, ainsi que ses deux voisins. Tout geste qu’ils faisaient tirait sur le nœud coulant du col, et il leur fallait marcher d’un pas égal sans s’écarter d’un rien l’un de l’autre sous peine de tomber aussitôt comme un lièvre pris au collet.

Quand cette étrange besogne fut finie, Mohammed se mit à rire, de son rire silencieux qui lui secouait le ventre sans qu’aucun bruit ne sortît de sa bouche.

— Ça, c’est la chaîne arabe, dit-il.

Nous-mêmes, nous commencions à nous tordre devant la figure effarée et piteuse des prisonniers.

— Maintenant, cria notre chef, un pieu à chaque bout, les enfants, attachez-moi ça.

On fixa en effet un pieu à chaque bout de ce ruban de captifs blancs pareils à des fantômes, et qui demeuraient immobiles, comme s’ils eussent été changés en pierres.

— Et dînons, prononça le Turc.

On alluma du feu et on fit cuire un mouton que nous dépeçâmes de nos mains. Puis on mangea des dattes trouvées dans les tentes ; on but du lait obtenu de la même façon et on ramassa quelques bijoux d’argent oubliés par les fugitifs.

Nous achevions tranquillement notre repas quand j’aperçus, sur la colline d’en face, un singulier rassemblement. C’étaient les femmes qui s’étaient sauvées tout à l’heure, rien que les femmes. Et elles venaient vers nous en courant. Je les montrai à Mohammed-Fripouille.

Il sourit.

— C’est le dessert ! dit-il.

Ah ! Oui, le dessert !

Elles arrivaient, galopant comme des forcenées, et bientôt nous fûmes criblés de pierres qu’elles nous lançaient sans arrêter leur course, et nous vîmes qu’elles étaient armées de couteaux, de pieux de tente et de vieilles vaisselles.

Mohammed cria : « À cheval ! » Il était temps. L’attaque fut terrible. Elles venaient délivrer les prisonniers et cherchaient à couper la corde. Le Turc, comprenant le danger, devint furieux et hurla : « Sabrez ! – sabrez ! –sabrez ! » Et comme nous demeurions immobiles, troublés devant cette charge d’un nouveau genre, hésitant à tuer des femmes, il s’élança sur la troupe envahissante.

Il chargea, tout seul, ce bataillon de femelles en loques, et il se mit à sabrer, le gueux, à sabrer comme un forcené, avec une telle rage, un tel emportement, qu’on voyait tomber un corps blanc chaque fois que s’abattait son bras.

Il était tellement terrible que les femmes, épouvantées, s’enfuirent aussi vite qu’elles étaient arrivées, laissant sur la place une douzaine de mortes et de blessées dont le sang rouge tachait les vêtements pâles.

Et Mohammed, le visage bouleversé, revint vers nous, répétant :

— Filons, filons, mes fils ; elles vont revenir.

Et nous battîmes en retraite, conduisant d’un pas lent nos prisonniers paralysés par la peur de la strangulation.

Le lendemain, midi sonnait comme nous arrivions à Boghar avec notre chaîne de pendus. Il n’en était mort que six en route. Mais il avait fallu bien souvent desserrer les nœuds d’un bout à l’autre du convoi, car toute secousse étranglait d’un seul coup une dizaine de captifs.

Le capitaine se tut. Je ne répondis rien. Je songeais à l’étrange pays où l’on pouvait voir de pareilles choses ; et je regardais dans le ciel noir le troupeau innombrable et luisant des étoiles.

20 septembre 1884

Le garde

On racontait des aventures et des accidents de chasse, après dîner.

Un vieil ami de nous tous, M. Boniface, grand tueur de bêtes et grand buveur de vin, un homme robuste et gai, plein d’esprit, de sens et de philosophie, d’une philosophie ironique et résignée, se manifestant par des drôleries mordantes et jamais par des tristesses, dit tout à coup :

— J’en sais une, moi, une histoire de chasse, ou plutôt un drame de chasse assez singulier. Il ne ressemble pas du tout à ce qu’on connaît dans le genre ; aussi je ne l’ai jamais raconté, pensant qu’il n’amuserait personne.

Il n’était pas sympathique, vous me comprenez ? Je veux dire qu’il n’a pas cette espèce d’intérêt qui passionne, ou qui charme, ou qui émeut agréablement.

Enfin, voici la chose.

J’avais alors trente-cinq ans environ, et je chassais comme un furieux.

En ce temps-là, je possédais une terre très isolée dans les environs de Jumièges, entourée de forêts et très bonne pour le lièvre et le lapin. J’y allais passer tout seul quatre ou cinq jours par an seulement, l’installation ne me permettant pas d’amener un ami.

J’avais placé là, comme garde, un ancien gendarme en retraite, un brave homme, violent, sévère sur la consigne, terrible aux braconniers, et ne craignant rien. Il habitait tout seul, loin du village, une petite maison ou plutôt une masure composée de deux pièces en bas, cuisine et cellier, et de deux chambres au premier. Une d’elles, une sorte de case juste assez grande pour un lit, une armoire et une chaise, m’était réservée.