Le père Cavalier occupait l’autre. En disant qu’il était seul en ce logis, je me suis mal exprimé. Il avait pris avec lui son neveu, une sorte de chenapan de quatorze ans qui allait aux provisions au village éloigné de trois kilomètres, et aidait le vieux dans les besognes quotidiennes.
Ce garnement, maigre, long, un peu crochu, avait des cheveux jaunes et si légers qu’ils semblaient un duvet de poule plumée, si rares qu’il avait l’air chauve. Il possédait en outre des pieds énormes et des mains géantes, des mains de colosse.
Il louchait un peu et ne regardait jamais personne. Dans la race humaine, il me faisait l’effet de ce que sont les bêtes puantes chez les animaux. C’était un putois ou un renard, ce galopin-là.
Il couchait dans une sorte de trou au haut du petit escalier qui menait aux deux chambres.
Mais, pendant mes courts séjours au Pavillon – j’appelais cette masure le Pavillon – Marius cédait sa niche à une vieille femme d’Écorcheville, nommée Céleste, qui venait me faire la cuisine, les ratas du père Cavalier étant par trop insuffisants.
Vous connaissez donc les personnages et le local. Voici maintenant l’aventure :
C’était en 1854, le 15 octobre, – je me rappelle cette date et je ne l’oublierai jamais.
Je partis de Rouen à cheval, suivi de mon chien Bock, un grand braque du Poitou, large de poitrine et fort de gueule, qui buissonnait dans les ronces comme un épagneul de Pont-Audemer.
Je portais en croupe mon sac de voyage, et mon fusil en bandoulière. C’était un jour froid, un jour de grand vent triste, avec des nuages sombres courant dans le ciel.
En montrant la côte de Canteleu, je regardais la vaste vallée de la Seine que le fleuve traversait jusqu’à l’horizon avec des replis de serpent. Rouen, à gauche, dressait dans le ciel tous ses clochers et, à droite, la vue s’arrêtait sur les côtes lointaines couvertes de bois. Puis je traversai la forêt de Roumare, allant tantôt au pas, tantôt au trot, et j’arrivai vers cinq heures devant le Pavillon, où le père Cavalier et Céleste m’attendaient.
Depuis dix ans, à la même époque, je me présentais de la même façon, et les mêmes bouches me saluaient avec les mêmes paroles.
— Bonjour, notre Monsieur. La santé est-elle satisfaisante ?
Cavalier n’avait guère changé. Il résistait au temps comme un vieil arbre ; mais Céleste, depuis quatre ans surtout, était devenue méconnaissable.
Elle s’était à peu près cassée en deux et, bien que toujours active, elle marchait le haut du corps tellement penché en avant qu’il formait presque un angle droit avec les jambes.
La vieille femme, très dévouée, paraissait toujours émue en me revoyant, et elle me disait, à chaque départ :
— Faut penser que c’est p’t-être la dernière fois, notre cher Monsieur.
Et l’adieu désolé, craintif, de cette pauvre servante, cette résignation désespérée devant l’inévitable mort sûrement prochaine pour elle, me remuait le cœur chaque année, d’une étrange façon.
Je descendis donc de cheval, et pendant que Cavalier, dont j’avais serré la main, menait ma bête au petit bâtiment qui servait d’écurie, j’entrai, suivi de Céleste, dans la cuisine, qui servait aussi de salle à manger.
Puis le garde nous rejoignit. Je vis, du premier coup, qu’il n’avait pas sa figure ordinaire. Il semblait préoccupé, mal à l’aise, inquiet.
Je lui dis :
— Eh bien, Cavalier. Tout marche-t-il selon votre désir ?
Il murmura :
— Y a du oui et y a du non. Y a bien de quoi qui ne me va guère.
Je demandai :
— Qu’est-ce que c’est donc, mon brave ? Contez-moi ça.
Mais il hochait la tête :
— Non, pas encore, Monsieur. Je ne veux point vous éluger comme ça à l’arrivée, avec mes tracasseries.
J’insistai ; mais il refusa absolument de me mettre au courant avant le dîner. À sa tête, cependant, je comprenais que c’était grave.
Ne sachant plus quoi lui dire, je prononçai :
— Et ce gibier ? En avons-nous ?
— Oh ! Pour du gibier, oui, y en a, y en a ! Vous en trouverez à volonté. Grâce à Dieu, j’ai eu l’œil.
Il disait cela avec tant de gravité, avec une gravité si désolée qu’elle devenait comique. Ses grosses moustaches grises avaient l’air prêtes à tomber de ses lèvres.
Tout à coup, je m’avisai que je n’avais pas encore vu son neveu.
— Et Marius, où est-il donc ? Pourquoi ne se montre-t-il pas ?
Le garde eut une sorte de sursaut et, me regardant brusquement en face :
— Eh bien, Monsieur, j’aime mieux vous dire la chose tout de suite ; oui, j’aime mieux ; c’est rapport à lui que j’en ai sur le cœur.
— Ah-ah ! Eh bien, où est-il donc ?
— Il est dans l’écurie, Monsieur, j’attendais le moment pour qu’il paraisse.
— Qu’est-ce qu’il a donc fait ?
— Voilà la chose, Monsieur…
Le garde hésitait cependant, la voix changée, tremblante, la figure creusée soudain par des rides profondes, des rides de vieux.
Il reprit lentement :
— Voilà. J’ai bien vu, cet hiver, qu’on colletait dans le bois des Roseraies, mais je ne pouvais pas pincer l’homme. J’y passai des nuits, Monsieur, encore des nuits. Rien. Et, pendant ce temps-là, on se mit à colleter du côté d’Écorcheville. J’en maigrissais de dépit. Mais, quant à prendre le maraudeur, impossible ! On aurait dit qu’il était prévenu de mes marches, le gueux, et de mes projets.
Mais v’là qu’un jour, en brossant la culotte à Marius, sa culotte des dimanches, je trouvai quarante sous dans sa poche. Où’s qu’il avait eu ça, le gars ?
J’y réfléchis bien huit jours, et je vis qu’il sortait ; il sortait juste quand je rentrais au repos, oui, Monsieur.
Alors, je le guettai, mais sans doutance de la chose, oh ! Oui, sans doutance. Et, comme je venais de me coucher devant lui, un matin, je me relevai incontinent, et je le suivis. Pour suivre, il n’y en a pas un comme moi, Monsieur.
Et v’là que je le pris, oui, Marius, qui colletait sur vos terres, Monsieur, lui, mon neveu, moi, votre garde !
Le sang ne m’en a fait qu’un tour et j’ai failli le tuer sur place, tant j’ai tapé. Ah ! Oui, j’ai tapé, allez ! Et je lui ai promis que quand vous seriez là, il en aurait encore une en votre présence, de correction, de ma main, pour l’exemple.
Voilà ; j’en ai maigri de chagrin. Vous savez ce que c’est quand on est contrarié comme ça. Mais qu’est-ce que vous auriez fait, dites ? Il n’a plus ni père ni mère, ce gars, il n’a plus que moi de son sang, je l’ai gardé, je ne pouvais point le chasser, n’est-ce pas ?
Mais je lui ai dit que s’il recommence, c’est fini, fini, plus de pitié. Voilà. Est-ce que j’ai bien fait, Monsieur ?
Je répondis en lui tendant la main :
— Vous avez bien fait, Cavalier ; vous êtes un brave homme.
Il se leva.
— Merci bien, Monsieur. Maintenant je vais le quérir. Il faut la correction, pour exemple.
Je savais qu’il était inutile d’essayer de dissuader le vieux d’un projet. Je le laissai donc agir à sa guise.