Il alla chercher le galopin et le ramena en le tenant par l’oreille.
J’étais assis sur une chaise de paille, avec le visage grave d’un juge.
Marius me parut grandi, encore plus laid que l’autre année, avec son air mauvais, sournois.
Et ses grandes mains semblaient monstrueuses.
Son oncle le poussa devant moi, et, de sa voix militaire :
— Demande pardon au propriétaire.
Le gars ne dit point un mot.
Alors, l’ayant saisi sous les bras, l’ancien gendarme le souleva de terre, et il se mit à le fesser avec une telle violence que je me levai pour arrêter les coups.
L’enfant maintenant hurlait :
— Grâce ! – grâce ! – grâce ! – je promets…
Cavalier le reposa sur le sol, et le forçant, par une pesée sur les épaules, à se mettre à genoux :
— Demande pardon, dit-il.
Le garnement murmurait, les yeux baissés :
— Je demande pardon.
Alors son oncle le releva et le congédia d’une gifle qui faillit encore le culbuter.
Il se sauva et je ne le revis pas de la soirée.
Mais Cavalier paraissait atterré.
— C’est une mauvaise nature, dit-il.
Et, pendant tout le dîner, il répétait :
— Oh ! Ça me fait deuil, Monsieur, vous ne savez pas comme ça me fait deuil.
J’essayai de le consoler, mais en vain.
Et je me couchai de bonne heure pour me mettre en chasse au point du jour.
Mon chien dormait déjà sur le plancher, au pied de mon lit, quand je soufflai ma chandelle.
Je fus réveillé vers le milieu de la nuit par les aboiements furieux de Bock. Et je m’aperçus aussitôt que ma chambre était pleine de fumée. Je sautai de ma couche, j’allumai ma lumière, je courus à la porte et je l’ouvris. Un tourbillon de flammes entra. La maison brûlait.
Je refermai bien vite le battant de gros chêne, et, ayant passé ma culotte, je descendis d’abord par la fenêtre mon chien, au moyen d’une corde faite avec mes draps roulés, puis, ayant jeté dehors mes vêtements, ma carnassière et mon fusil, je m’échappai à mon tour par le même moyen.
Et je me mis à crier de toutes mes forces :
— Cavalier ! – Cavalier ! – Cavalier !
Mais le garde ne se réveillait point. Il avait un dur sommeil de vieux gendarme.
Cependant, par les fenêtres d’en bas, je voyais que tout le rez-de-chaussée n’était plus qu’une fournaise ardente ; et je m’aperçus qu’on l’avait empli de paille pour favoriser l’incendie.
Donc on avait mis le feu !
Je recommençai à crier avec fureur :
— Cavalier !
Alors la pensée me vint que la fumée l’asphyxiait. J’eus une inspiration et, glissant deux cartouches dans mon fusil, je tirai un coup en plein dans sa fenêtre.
Les six carreaux jaillirent dans la chambre en poussière de verre. Cette fois, le vieux avait entendu, et il apparut effaré, en chemise, affolé surtout par cette lueur qui éclairait violemment tout le devant de sa demeure.
Je lui criai :
— Votre maison brûle. Sautez par la fenêtre, vite, vite !
Les flammes, sortant brusquement par les ouvertures d’en bas, léchaient le mur, arrivaient à lui, allaient l’enfermer. Il sauta et tomba sur ses pieds, comme un chat.
Il était temps. Le toit de chaume craqua par le milieu, au-dessus de l’escalier qui formait, en quelque sorte, une cheminée au feu d’en bas ; et une immense gerbe rouge s’éleva dans l’air, s’élargissant comme un panache de jet d’eau et semant une pluie d’étincelles autour de la chaumière.
Et, en quelques secondes, elle ne fut plus qu’un paquet de flammes.
Cavalier, atterré, demanda :
— Comment que ça a pris ?
Je répondis :
— On a mis le feu dans la cuisine.
Il murmura :
— Qui qu’a pu mettre le feu ?
Et moi, devinant tout à coup, je prononçai :
— Marius !
Et le vieux comprit. Il balbutia :
— Oh ! Jésus-Marie ! C’est pour ça qu’il n’est pas rentré.
Mais une pensée horrible me traversa l’esprit. Je criai :
— Et Céleste ? Céleste ?
Il ne répondit pas, lui, mais la maison s’écroula devant nous, ne formant déjà plus qu’un épais brasier, éclatant, aveuglant, sanglant, un bûcher formidable, où la pauvre femme ne devait plus être elle-même qu’un charbon rouge, un charbon de chair humaine.
Nous n’avions point entendu un seul cri.
Mais, comme le feu gagnait le hangar voisin, je songeai, tout à coup, à mon cheval, et Cavalier courut le délivrer.
À peine eut-il ouvert la porte de l’écurie qu’un corps souple et rapide, lui passant entre les jambes, le précipita sur le nez. C’était Marius, fuyant de toutes ses forces.
L’homme, en une seconde, se releva. Il voulut courir pour rattraper le misérable ; mais, comprenant qu’il n’y parviendrait point, et affolé par une irrésistible fureur, cédant à un de ces mouvements irréfléchis, instantanés, qu’on ne saurait ni prévoir ni retenir, il saisit mon fusil resté par terre, tout près de lui, épaula et, avant que j’eusse pu faire un mouvement, il tira sans savoir même si l’arme était chargée.
Une des cartouches que j’avais mises dedans pour annoncer le feu n’était point partie ; et la charge atteignant le fuyard en plein dos le jeta sur la face, couvert de sang. Il se mit aussitôt à gratter la terre de ses mains et de ses genoux comme s’il eût voulu encore courir à quatre pattes, à la façon des lièvres blessés à mort qui voient venir le chasseur.
Je m’élançai. L’enfant râlait déjà. Il expira avant que fût éteinte la maison, sans avoir prononcé un mot.
Cavalier, toujours en chemise, les jambes nues, restait debout près de nous, immobile, hébété.
Quand les gens du village arrivèrent, on emporta mon garde, pareil à un fou.
Je parus au procès comme témoin, et je raconte les faits par le détail, sans rien changer. Cavalier fut acquitté. Mais il disparut, le jour même, abandonnant le pays.
Je ne l’ai jamais revu.
Voilà, Messieurs, mon histoire de chasse.
8 octobre 1884
Berthe
Mon vieil ami (on a parfois des amis beaucoup plus âgés que soi), mon vieil ami le Docteur Bonnet m’avait souvent invité à passer quelque temps chez lui, à Riom. Je ne connaissais point l’Auvergne et je me décidai à aller voir vers le milieu de l’été de 1876.
J’arrivai par le train du matin, et la première figure aperçue sur le quai de la gare fut celle du docteur. Il était habillé en gris et coiffé d’un chapeau noir, rond, de feutre mou, à larges bords, dont le fond, très haut, allait se rétrécissant en forme de tuyau de cheminée, un vrai chapeau auvergnat qui sentait le charbonnier. Ainsi vêtu, le docteur avait l’air d’un vieux jeune homme, avec son corps fluet sous son veston clair et sa grosse tête à cheveux blancs.
Il m’embrassa avec cette joie visible qu’ont les gens de province en voyant arriver des amis longtemps désirés, et, étendant la main autour de lui, il s’écria, plein de fierté : « Voici l’Auvergne ! » Je ne voyais qu’une ligne de montagnes devant moi, dont les sommets, pareils à des cônes tronqués, devaient être d’anciens volcans.