Puis, levant le doigt vers le nom de la station écrit au front de la gare, il prononça :
— Riom, patrie des magistrats, orgueil de la magistrature, qui devrait être bien plutôt la patrie des médecins.
Je demandai :
— Pourquoi ?
Il répondit, en riant :
— Pourquoi ? Retournez ce nom et vous avez mori, mourir… Voilà jeune homme, pourquoi je me suis installé dans ce pays.
Et, ravi de sa plaisanterie, il m’entraîna en se frottant les mains.
Dès que j’eus avalé une tasse de café au lait, il fallut visiter la vieille cité. J’admirai la maison du pharmacien, et les autres maisons célèbres, toutes noires, mais jolies comme des bibelots, avec leurs façades de pierre sculptée. J’admirai la statue de la Vierge, patronne des bouchers, et j’entendis même, à ce sujet, le récit d’une aventure amusante que je conterai un autre jour, puis le Docteur Bonnet me dit :
— Maintenant je vous demande cinq minutes pour aller voir une malade, et je vous conduirai sur la colline de Chatel-Guyon, afin de vous montrer, avant le déjeuner, l’aspect général de la ville et toute la chaîne du Puy-de-Dôme. Vous pouvez m’attendre sur le trottoir, je ne fais que monter et descendre.
Il me quitta en face d’un de ces vieux hôtels de province, sombres, clos, muets, lugubres. Celui-là me parut d’ailleurs avoir une physionomie particulièrement sinistre, et j’en découvris bientôt la cause. Toutes les grandes fenêtres du premier étage étaient fermées jusqu’à la moitié par des contrevents de bois plein. Le dessus seul s’ouvrait, comme si on eût voulu empêcher les gens enfermés en ce vaste coffre de pierre de regarder dans la rue.
Quand le docteur redescendit, je lui fis part de ma remarque. Il répondit :
— Vous ne vous êtes pas trompé, le pauvre être gardé là-dedans ne doit jamais voir ce qui se passe au-dehors. C’est une folle, ou plutôt une idiote, ou plutôt encore une simple, ce que vous appelleriez, vous autres Normands, une niente.
Ah ! Tenez, c’en est une lugubre histoire, et, en même temps, un singulier cas pathologique. Voulez-vous que je vous conte cela ?
J’acceptai. Il reprit :
— Voilà. Il y a vingt ans maintenant, les propriétaires de cet hôtel, mes clients, eurent un enfant, une fille, pareille à toutes les filles.
Mais je m’aperçus bientôt que, si le corps du petit être se développait admirablement, son intelligence demeurait inerte.
Elle marcha de très bonne heure, mais elle refusa absolument de parler. Je la crus sourde d’abord ; puis je constatai qu’elle entendait parfaitement, mais qu’elle ne comprenait pas. Les bruits violents la faisaient tressaillir, l’effrayaient sans qu’elle se rendît compte de leurs causes.
Elle grandit ; elle était superbe, et muette, muette par défaut d’intelligence. J’essayai de tous les moyens pour amener dans cette tête une lueur de pensée ; rien ne réussit. J’avais cru remarquer qu’elle reconnaissait sa nourrice ; une fois sevrée, elle ne reconnut pas sa mère. Elle ne sut jamais dire ce mot, le premier que les enfants prononcent et le dernier que murmurent les soldats mourant sur les champs de bataille : « Maman ! » Elle essayait parfois des bégaiements, des vagissements, rien de plus.
Quand il faisait beau, elle riait tout le temps en poussant des cris légers qu’on pouvait comparer à des gazouillements d’oiseau ; quand il pleuvait, elle pleurait et gémissait d’une façon lugubre, effrayante, pareille à la plainte des chiens qui hurlent à la mort.
Elle aimait se rouler dans l’herbe à la façon des jeunes bêtes, et courir comme une folle, et elle battait des mains chaque matin si elle voyait le soleil entrer dans sa chambre. Quand on ouvrait sa fenêtre, elle battait des mains en s’agitant dans son lit, pour qu’on l’habillât tout de suite.
Elle ne paraissait faire d’ailleurs aucune distinction entre les gens, entre sa mère et sa bonne, entre son père et moi, entre le cocher et la cuisinière.
J’aimais ses parents, si malheureux, et je venais presque tous les jours les voir. Je dînais aussi souvent chez eux, ce qui me permit de remarquer que Berthe (on l’avait nommée Berthe) semblait reconnaître les plats et préférer les uns aux autres.
Elle avait alors douze ans. Elle était formée comme une fille de dix-huit, et plus grande que moi.
L’idée me vint donc de développer sa gourmandise et d’essayer, par ce moyen, de faire entrer des nuances dans son esprit, de la forcer, par les dissemblances des goûts, par les gammes des saveurs, sinon à des raisonnements, du moins à des distinctions instinctives, mais qui constitueraient déjà une sorte de travail matériel de la pensée.
On devrait ensuite, en faisant appel à ses passions, et en choisissant avec soin celles qui pourraient nous servir, obtenir une sorte de choc en retour du corps sur l’intelligence, et augmenter peu à peu le fonctionnement insensible de son cerveau.
Je plaçai donc un jour, en face d’elle, deux assiettes, l’une de soupe, l’autre de crème à la vanille, très sucrée. Et je lui fis goûter de l’une et de l’autre alternativement. Puis je la laissai libre de choisir. Elle mangea l’assiette de crème.
En peu de temps je la rendis très gourmande, si gourmande qu’elle semblait n’avoir plus en tête que l’idée ou plutôt que le désir de manger. Elle reconnaissait parfaitement les plats, tendait la main vers ceux qui lui plaisaient et s’en emparait avidement. Elle pleurait quand on les lui ôtait.
Je songeai alors à lui apprendre à venir dans la salle à manger au tintement de la cloche. Ce fut long ; j’y parvins cependant. Il s’établit assurément, en son vague entendement, une corrélation entre le son et le goût, soit un rapport entre deux sens, un appel de l’un à l’autre, et, par conséquent, une sorte d’enchaînement d’idées – si on peut appeler idée cette espèce de trait d’union instinctif entre deux fonctions organiques.
Je poussai encore plus loin mon expérience et je lui appris – avec quelle peine ! – à reconnaître l’heure des repas sur le cadran de la pendule.
Il me fut impossible, pendant longtemps, d’appeler son attention sur les aiguilles, mais j’arrivai à lui faire remarquer la sonnerie. Le moyen employé fut simple : je supprimai la cloche, et tout le monde se levait pour aller à table quand le petit marteau de cuivre annonçait midi.
Je m’efforçai en vain, par exemple, de lui apprendre à compter les coups. Elle se précipitait vers la porte chaque fois qu’elle entendait le timbre ; mais alors, peu à peu, elle dut se rendre compte que toutes les sonneries n’avaient pas la même valeur au point de vue des repas ; et son œil, guidé par son oreille, se fixa souvent sur le cadran.
L’ayant remarqué, j’eus soin chaque jour, à midi et à six heures, d’aller poser mon doigt sur le chiffre douze, et sur le chiffre six, aussitôt qu’arrivait le moment attendu par elle ; et je m’aperçus bientôt qu’elle suivait attentivement la marche des petites branches de cuivre que j’avais fait souvent tourner en sa présence.
Elle avait compris ! Je devrais plutôt dire : elle avait saisi. J’étais parvenu à faire entrer en elle la connaissance, ou mieux la sensation de l’heure, ainsi qu’on y arrive pour des carpes, qui n’ont cependant pas la ressource des pendules, en leur donnant à manger, chaque jour, juste au même moment.