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Mais elle aperçut, venant vers elle, un monsieur solennel et constellé de croix, et elle courut à lui :

— Ah ! Prince, Prince, quel bonheur !

Servigny reprit le bras de Saval, et l’entraînant :

— Voilà le dernier prétendant sérieux, le prince Kravalow. N’est-ce pas qu’elle est superbe ?

Et Saval répondit :

— Moi, je les trouve superbes toutes les deux. La mère me suffirait parfaitement.

Servigny le salua :

— À ta disposition, mon cher.

Les danseurs les bousculaient, se mettant en place pour le quadrille, deux par deux et sur deux lignes, face à face.

— Maintenant, allons donc voir un peu les Grecs, dit Servigny.

Et ils entrèrent dans le salon de jeu.

Autour de chaque table un cercle d’hommes debout regardait. On parlait peu, et parfois un petit bruit d’or jeté sur le tapis ou ramassé brusquement, mêlait un léger murmure métallique au murmure des joueurs, comme si la voix de l’argent eût dit son mot au milieu des voix humaines.

Tous ces hommes étaient décorés d’ordres divers, de rubans bizarres et ils avaient une même allure sévère avec des visages différents. On les distinguait surtout à la barbe.

L’Américain roide avec son fer à cheval, l’Anglais hautain avec son éventail de poils ouvert sur la poitrine, l’Espagnol avec sa toison noire lui montant jusqu’aux yeux, le Romain avec cette énorme moustache dont Victor-Emmanuel a doté l’Italie, l’Autrichien avec ses favoris et son menton rasé, un général russe dont la lèvre semblait armée de deux lances de poils roulés, et des Français à la moustache galante révélaient la fantaisie de tous les barbiers du monde.

— Tu ne joues pas ? demanda Servigny.

— Non, et toi ?

— Jamais ici. Veux-tu partir, nous reviendrons un jour plus calme. Il y a trop de monde aujourd’hui, on ne peut rien faire.

— Allons !

Et ils disparurent sous une portière qui conduisait au vestibule.

Dès qu’ils furent dans la rue, Servigny prononça :

— Eh bien ! Qu’en dis-tu ?

— C’est intéressant, en effet. Mais j’aime mieux le côté femmes que le côté hommes.

— Parbleu. Ces femmes-là sont ce qu’il y a de mieux pour nous dans la race. Ne trouves-tu pas qu’on sent l’amour chez elles, comme on sent les parfums chez un coiffeur. En vérité, ce sont les seules maisons où on s’amuse vraiment pour son argent. Et quelles praticiennes, mon cher ! Quelles artistes ! As-tu quelquefois mangé des gâteaux de boulanger ? Ça a l’air bon, et ça ne vaut rien. L’homme qui les a pétris ne sait faire que du pain. Eh bien ! L’amour d’une femme du monde ordinaire me rappelle toujours ces friandises de mitron, tandis que l’amour qu’on trouve chez les marquises Obardi, vois-tu, c’est du nanan. Oh ! Elles savent faire les gâteaux, ces pâtissières-là ! On paie cinq sous chez elles ce qui coûte deux sous ailleurs, et voilà tout.

Saval demanda :

— Quel est le maître de céans, en ce moment ?

Servigny haussa les épaules avec un geste d’ignorant.

— Je n’en sais rien. Le dernier connu était un pair d’Angleterre, parti depuis trois mois. Aujourd’hui, elle doit vivre sur le commun, sur le jeu peut-être et sur les joueurs, car elle a des caprices. Mais, dis-moi, il est bien entendu que nous allons dîner samedi chez elle, à Bougival, n’est-ce pas ? À la campagne, on est plus libre et je finirai bien par savoir ce qu’Yvette a dans la tête !

Saval répondit :

— Moi, je ne demande pas mieux, je n’ai rien à faire ce jour-là.

En redescendant les Champs-Élysées sous le champ de feu des étoiles, ils dérangèrent un couple étendu sur un banc et Servigny murmura :

— Quelle bêtise et quelle chose considérable en même temps. Comme c’est banal, amusant, toujours pareil et toujours varié, l’amour ! Et le gueux qui paye vingt sous cette fille ne lui demande pas autre chose que ce que je payerais dix mille francs à une Obardi quelconque, pas plus jeune et pas moins bête que cette rouleuse, peut-être ? Quelle niaiserie !

Il ne dit rien pendant quelques minutes, puis il prononça de nouveau :

— C’est égal, ce serait une rude chance d’être le premier amant d’Yvette. Oh ! Pour cela je donnerais… je donnerais…

Il ne trouva pas ce qu’il donnerait. Et Saval lui dit bonsoir, comme ils arrivaient au coin de la rue Royale.

II

On avait mis le couvert sur la véranda qui dominait la rivière. La villa Printemps, louée par la marquise Obardi, se trouvait à mi-hauteur du coteau, juste à la courbe de la Seine qui venait tourner devant le mur du jardin, coulant vers Marly.

En face de la demeure, l’île de Croissy formait un horizon de grands arbres, une masse de verdure, et on voyait un long bout du large fleuve jusqu’au café flottant de la Grenouillère, caché sous les feuillages.

Le soir tombait, un de ces soirs calmes du bord de l’eau, colorés et doux, un de ces soirs tranquilles qui donnent la sensation du bonheur. Aucun souffle d’air ne remuait les branches, aucun frisson de vent ne passait sur la surface unie et claire de la Seine. Il ne faisait pas trop chaud cependant, il faisait tiède ; il faisait bon vivre. La fraîcheur bienfaisante des berges de la Seine montait vers le ciel serein.

Le soleil s’en allait derrière les arbres, vers d’autres contrées, et on aspirait, semblait-il, le bien-être de la terre endormie déjà, on aspirait, dans la paix de l’espace, la vie nonchalante du monde.

Quand on sortit du salon pour s’asseoir à table, chacun s’extasia. Une gaieté attendrie envahit les cœurs ; on sentait qu’on serait si bien à dîner là, dans cette campagne, avec cette grande rivière et cette fin de jour pour décors, en respirant cet air limpide et savoureux.

La marquise avait pris le bras de Saval, Yvette celui de Servigny.

Ils étaient seuls tous les quatre.

Les deux femmes semblaient tout autres qu’à Paris, Yvette surtout.

Elle ne parlait plus guère, paraissait alanguie, grave.

Saval, ne la reconnaissant plus, lui demanda :

— Qu’avez-vous donc, Mademoiselle ? Je vous trouve changée depuis l’autre semaine. Vous êtes devenue une personne toute raisonnable.

Elle répondit :

— C’est la campagne qui m’a fait ça. Je ne suis plus la même. Je me sens toute drôle. Moi, d’ailleurs, je ne me ressemble jamais deux jours de suite. Aujourd’hui, j’aurai l’air d’une folle, et demain d’une élégie ; je change comme le temps, je ne sais pas pourquoi. Voyez-vous, je suis capable de tout, suivant les moments. Il y a des jours où je tuerais des gens, pas des bêtes, jamais je ne tuerais des bêtes, mais des gens, oui, et puis d’autres jours où je pleure pour un rien. Il me passe dans la tête un tas d’idées différentes. Ça dépend aussi comment on se lève. Chaque matin, en m’éveillant, je pourrais dire ce que je serai jusqu’au soir. Ce sont peut-être nos rêves qui nous disposent comme ça. Ça dépend aussi du livre que je viens de lire.

Elle était vêtue d’une toilette complète de flanelle blanche qui l’enveloppait délicatement dans la mollesse flottante de l’étoffe. Son corsage large, à grands plis, indiquait, sans la montrer, sans la serrer, sa poitrine libre, ferme et déjà mûre. Et son cou fin sortait d’une mousse de grosses dentelles, se penchant par mouvements adoucis, plus blond que sa robe, un bijou de chair, qui portait le lourd paquet de ses cheveux d’or.