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Servigny la regardait longuement. Il prononça :

— Vous êtes adorable, ce soir, mam’zelle. Je voudrais vous voir toujours ainsi.

Elle lui dit, avec un peu de sa malice ordinaire :

— Ne me faites pas de déclaration, Muscade. Je la prendrais au sérieux aujourd’hui, et ça pourrait vous coûter cher !

La marquise paraissait heureuse, très heureuse. Tout en noir, noblement drapée dans une robe sévère qui dessinait ses lignes pleines et fortes, un peu de rouge au corsage, une guirlande d’œillets rouges tombant de la ceinture, comme une chaîne, et remontant s’attacher sur la hanche, une rose rouge dans ses cheveux sombres, elle portait dans toute sa personne, dans cette toilette simple où ces fleurs semblaient saigner, dans son regard qui pesait, ce soir-là, sur les gens, dans sa voix lente, dans ses gestes rares, quelque chose d’ardent.

Saval aussi semblait sérieux, absorbé. De temps en temps, il prenait dans sa main, d’un geste familier, sa barbe brune qu’il portait taillée en pointe, à la Henri III, et il paraissait songer à des choses profondes.

Personne ne dit rien pendant quelques minutes.

Puis, comme on passait une truite, Servigny déclara :

— Le silence a quelquefois du bon. On est souvent plus près les uns des autres quand on se tait que quand on parle ; n’est-ce pas, marquise ?

Elle se retourna un peu vers lui, et répondit :

— Ça, c’est vrai. C’est si doux de penser ensemble à des choses agréables.

Et elle leva son regard chaud vers Saval ; et ils restèrent quelques secondes à se contempler, l’œil dans l’œil.

Un petit mouvement presque invisible eut lieu sous la table.

Servigny reprit :

— Mam’zelle Yvette, vous allez me faire croire que vous êtes amoureuse si vous continuez à être aussi sage que ça. Or, de qui pouvez-vous être amoureuse ? Cherchons ensemble, si vous voulez. Je laisse de côté l’armée des soupirants vulgaires, je ne prends que les principaux : du prince Kravalow ?

À ce nom, Yvette se réveilla :

— Mon pauvre Muscade, y songez-vous ! Mais le prince a l’air d’un Russe de musée de cire, qui aurait obtenu des médailles dans des concours de coiffure.

— Bon. Supprimons le prince ; vous avez donc distingué le vicomte Pierre de Belvigne.

Cette fois, elle se mit à rire et demanda :

— Me voyez-vous pendue au cou de Raisiné (elle le baptisait, selon les jours, Raisiné, Malvoisie, Argenteuil, car elle donnait des surnoms à tout le monde) et lui murmurer dans le nez :

— Mon cher petit Pierre, ou mon divin Pedro, mon adoré Piétri, mon mignon Pierrot, donne ta bonne grosse tête de toutou à ta chère petite femme qui veut l’embrasser ?

Servigny annonça :

— Enlevez le Deux. Reste le chevalier Valreali, que la marquise semble favoriser.

Yvette retrouva toute sa joie :

— Larme-à-l’Œil ? Mais il est pleureur à la Madeleine. Il suit les enterrements de première classe. Je me crois morte toutes les fois qu’il me regarde.

— Et de trois. Alors vous avez eu le coup de foudre pour le baron Saval, ici présent.

— Pour M. de Rhodes fils, non, il est trop fort. Il me semblerait que j’aime l’arc de triomphe de l’Étoile.

— Alors, mam’zelle, il est indubitable que vous êtes amoureuse de moi, car je suis le seul de vos adorateurs dont nous n’ayons point encore parlé. Je m’étais réservé, par modestie, et par prudence. Il me reste à vous remercier.

Elle répondit, avec une grâce joyeuse :

— De vous, Muscade ? Ah ! Mais non. Je vous aime bien… Mais, je ne vous aime pas… attendez, je ne veux pas vous décourager. Je ne vous aime pas… encore. Vous avez des chances… peut-être… Persévérez, Muscade, soyez dévoué, empressé, soumis, plein de soins, de prévenances, docile à mes moindres caprices, prêt à tout pour me plaire… et nous verrons… plus tard.

— Mais mam’zelle, tout ce que vous réclamez là, j’aimerais mieux vous le fournir après qu’avant, si ça ne vous faisait rien.

Elle demanda d’un air ingénu de soubrette :

— Après quoi ?… Muscade.

— Après que vous m’aurez montré que vous m’aimez, parbleu !

— Eh bien ! Faites comme si je vous aimais, et croyez-le si vous voulez…

— Mais, c’est que…

— Silence, Muscade, en voilà assez sur ce sujet.

Il fit le salut militaire et se tut.

Le soleil s’était enfoncé derrière l’île, mais tout le ciel demeurait flamboyant comme un brasier, et l’eau calme du fleuve semblait changée en sang. Les reflets de l’horizon rendaient rouges les maisons, les objets, les gens. Et la rose écarlate dans les cheveux de la marquise avait l’air d’une goutte de pourpre tombée des nuages sur sa tête.

Yvette regardant au loin, sa mère posa, comme par mégarde, sa main nue sur la main de Saval ; mais la jeune fille alors ayant fait un mouvement, la main de la marquise s’envola d’un geste rapide et vint rajuster quelque chose dans les replis de son corsage.

Servigny, qui les regardait, prononça :

— Si vous voulez, mam’zelle, nous irons faire un tour dans l’île après dîner ?

Elle fut joyeuse de cette idée :

— Oh ! Oui ; ce sera charmant ; nous irons tout seuls, n’est-ce pas, Muscade ?

— Oui, tout seuls, mam’zelle.

Puis on se tut de nouveau.

Le large silence de l’horizon, le somnolent repos du soir engourdissaient les cœurs, les corps, les voix. Il est des heures tranquilles, des heures recueillies où il devient presque impossible de parler.

Les valets servaient sans bruit. L’incendie du firmament s’éteignait et la nuit lente déployait ses ombres sur la terre. Saval demanda :

— Avez-vous l’intention de demeurer longtemps dans ce pays ?

Et la marquise répondit en appuyant sur chaque parole :

— Oui. Tant que j’y serai heureuse.

Comme on n’y voyait plus, on apporta les lampes. Elles jetèrent sur la table une étrange lumière pâle sous la grande obscurité de l’espace ; et aussitôt une pluie de mouches tomba sur la nappe. C’étaient de toutes petites mouches qui se brûlaient en passant sur les cheminées de verre, puis, les ailes et les pattes grillées, poudraient le linge, les plats, les coupes, d’une sorte de poussière grise et sautillante.

On les avalait dans le vin, on les mangeait dans les sauces, on les voyait remuer sur le pain. Et toujours on avait le visage et les mains chatouillés par la foule innombrable et volante de ces insectes menus.

Il fallait jeter sans cesse les boissons, couvrir les assiettes, manger en cachant les mets avec des précautions infinies.

Ce jeu amusait Yvette, Servigny prenant soin d’abriter ce qu’elle portait à sa bouche, de garantir son verre, d’étendre sur sa tête, comme un toit, sa serviette déployée. Mais la marquise, dégoûtée, devint nerveuse, et la fin du dîner fut courte.

Yvette, qui n’avait point oublié la proposition de Servigny, lui dit :

— Nous allons dans l’île, maintenant.