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Sa mère recommanda d’un ton languissant :

— Surtout, ne soyez pas longtemps. Nous allons, d’ailleurs, vous conduire jusqu’au passeur.

Et on partit, toujours deux par deux, la jeune fille et son ami allant devant, sur le chemin de halage. Ils entendaient, derrière eux, la marquise et Saval qui parlaient bas, très bas, très vite. Tout était noir, d’un noir épais, d’un noir d’encre. Mais le ciel fourmillant de grains de feu, semblait les semer dans la rivière, car l’eau sombre était sablée d’astres.

Les grenouilles maintenant coassaient, poussant, tout le long des berges, leurs notes roulantes et monotones.

Et d’innombrables rossignols jetaient leur chant léger dans l’air calme.

Yvette, tout à coup, demanda :

— Tiens ! Mais on ne marche plus, derrière nous. Où sont-ils ?

Et elle appela :

— Maman !

Aucune voix ne répondit. La jeune fille reprit :

— Ils ne peuvent pourtant pas être loin, je les entendais tout de suite.

Servigny murmura :

— Ils ont dû retourner. Votre mère avait froid, peut-être.

Et il l’entraîna.

Devant eux, une lumière brillait. C’était l’auberge de Martinet, restaurateur et pêcheur. À l’appel des promeneurs, un homme sortit de la maison et ils montèrent dans un gros bateau amarré au milieu des herbes de la rive.

Le passeur prit ses avirons, et la lourde barque, avançant, réveillait les étoiles endormies sur l’eau, leur faisait danser une danse éperdue qui se calmait peu à peu derrière eux.

Ils touchèrent l’autre rivage et descendirent sous les grands arbres.

Une fraîcheur de terre humide flottait sous les branches hautes et touffues, qui paraissaient porter autant de rossignols que de feuilles.

Un piano lointain se mit à jouer une valse populaire.

Servigny avait pris le bras d’Yvette, et, tout doucement, il glissa la main derrière sa taille et la serra d’une pression douce.

— À quoi pensez-vous ? dit-il.

— Moi ? À rien. Je suis très heureuse !

— Alors vous ne m’aimez point ?

— Mais oui, Muscade, je vous aime, je vous aime beaucoup ; seulement, laissez-moi tranquille avec ça. Il fait trop beau pour écouter vos balivernes.

Il la serrait contre lui, bien qu’elle essayât, par petites secousses, de se dégager, et, à travers la flanelle moelleuse et douce au toucher, il sentait la tiédeur de sa chair. Il balbutia :

— Yvette ?

— Eh bien, quoi ?

— C’est que je vous aime, moi.

— Vous n’êtes pas sérieux, Muscade.

— Mais oui : voilà longtemps que je vous aime.

Elle tentait toujours de se séparer de lui, s’efforçant de retirer son bras écrasé entre leurs deux poitrines. Et ils marchaient avec peine, gênés par ce lien et par ces mouvements, zigzaguant comme des gens gris.

Il ne savait plus que lui dire, sentant bien qu’on ne parle pas à une jeune fille comme à une femme, troublé, cherchant ce qu’il devait faire, se demandant si elle consentait ou si elle ne comprenait pas, et se courbaturant l’esprit pour trouver les paroles tendres, justes, décisives qu’il fallait.

Il répétait de seconde en seconde :

— Yvette ! Dites, Yvette !

Puis, brusquement, à tout hasard, il lui jeta un baiser sur la joue. Elle fit un petit mouvement d’écart, et, d’un air fâché :

— Oh ! Que vous êtes ridicule. Allez-vous me laisser tranquille ?

Le ton de sa voix ne révélait point ce qu’elle pensait, ce qu’elle voulait ; et, ne la voyant pas trop irritée, il appliqua ses lèvres à la naissance du cou, sur le premier duvet doré des cheveux, à cet endroit charmant qu’il convoitait depuis si longtemps.

Alors elle se débattit avec de grands sursauts pour s’échapper. Mais il la tenait vigoureusement, et lui jetant son autre main sur l’épaule il lui fit de force tourner la tête vers lui, et lui vola sur la bouche une caresse affolante et profonde.

Elle glissa entre ses bras par une rapide ondulation de tout le corps, plongea le long de sa poitrine, et, sortie vivement de son étreinte, elle disparut dans l’ombre avec un grand froissement de jupes, pareil au bruit d’un oiseau qui s’envole.

Il demeura d’abord immobile, surpris par cette souplesse et par cette disparition, puis n’entendant plus rien, il appela à mi-voix :

— Yvette !

Elle ne répondit pas. Il se mit à marcher, fouillant les ténèbres de l’œil, cherchant dans les buissons la tache blanche que devait faire sa robe. Tout était noir. Il cria de nouveau plus fort :

— Mam’zelle Yvette !

Les rossignols se turent.

Il hâtait le pas, vaguement inquiet, haussant toujours le ton :

— Mam’zelle Yvette ! Mam’zelle Yvette !

Rien ; il s’arrêta, écouta. Toute l’île était silencieuse ; à peine un frémissement de feuilles sur sa tête. Seules, les grenouilles continuaient leurs coassements sonores sur les rives.

Alors il erra de taillis en taillis, descendant aux berges droites et broussailleuses du bras rapide, puis retournant aux berges plates et nues du bras mort. Il s’avança jusqu’en face de Bougival, revint à l’établissement de la Grenouillère, fouilla tous les massifs, répétant toujours :

— Mam’zelle Yvette, où êtes-vous ? Répondez ! C’était une farce ! Voyons, répondez ! Ne me faites pas chercher comme ça !

Une horloge lointaine se mit à sonner. Il compta les coups : minuit. Il parcourait l’île depuis deux heures. Alors il pensa qu’elle était peut-être rentrée, et il revint très anxieux, faisant le tour par le pont.

Un domestique, endormi sur un fauteuil, attendait dans le vestibule.

Servigny, l’ayant réveillé, lui demanda :

— Y a-t-il longtemps que Mlle Yvette est revenue ? Je l’ai quittée au bout du pays parce que j’avais une visite à faire.

Et le valet répondit :

— Oh ! Oui, Monsieur le duc. Mademoiselle est rentrée avant dix heures.

Il gagna sa chambre et se mit au lit.

Il demeurait les yeux ouverts, sans pouvoir dormir. Ce baiser volé l’avait agité. Et il songeait. Que voulait-elle ? que pensait-elle ? Que savait-elle ? Comme elle était jolie, enfiévrante !

Ses désirs, fatigués par la vie qu’il menait, par toutes les femmes obtenues, par toutes les amours explorées, se réveillaient devant cette enfant singulière, si fraîche, irritante et inexplicable.

Il entendit sonner une heure, puis deux heures. Il ne dormirait pas, décidément. Il avait chaud, il suait, il sentait son cœur rapide battre à ses tempes, et il se leva pour ouvrir la fenêtre.

Un souffle frais entra, qu’il but d’une longue aspiration. L’ombre épaisse était muette, toute noire, immobile. Mais soudain, il aperçut devant lui, dans les ténèbres du jardin, un point luisant ; on eût dit un petit charbon rouge. Il pensa : – Tiens, un cigare. – Ça ne peut être que Saval, et il l’appela doucement :

— Léon !

Une voix répondit :

— C’est toi, Jean ?

— Oui. Attends-moi, je descends.

Il s’habilla, sortit, et, rejoignant son ami qui fumait, à cheval sur une chaise de fer :

— Qu’est-ce que tu fais là, à cette heure ?