Saval répondit :
— Moi, je me repose !
Et il se mit à rire.
Servigny lui serra la main :
— Tous mes compliments, mon cher. Et moi je… je m’embête.
— Ça veut dire que…
— Ça veut dire que… Yvette et sa mère ne se ressemblent pas.
— Que s’est-il passé ? Dis-moi ça !
Servigny raconta ses tentatives et leur insuccès, puis il reprit :
— Décidément, cette petite me trouble. Figure-toi que je n’ai pas pu m’endormir. Que c’est drôle, une fillette. Ça a l’air simple comme tout et on ne sait rien d’elle. Une femme qui a vécu, qui a aimé, qui connaît la vie, on la pénètre très vite. Quand il s’agit d’une vierge, au contraire, on ne devine plus rien. Au fond, je commence à croire qu’elle se moque de moi.
Saval se balançait sur son siège. Il prononça très lentement :
— Prends garde, mon cher, elle te mène au mariage. Rappelle-toi d’illustres exemples. C’est par le même procédé que Mlle de Montijo, qui était au moins de bonne race, devint impératrice. Ne joue pas les Napoléon.
Servigny murmura :
— Quant à ça, ne crains rien, je ne suis ni un naïf, ni un empereur. Il faut être l’un ou l’autre pour faire de ces coups de tête. Mais dis-moi, as-tu sommeil, toi ?
— Non, pas du tout.
— Veux-tu faire un tour au bord de l’eau ?
— Volontiers.
Ils ouvrirent la grille et se mirent à descendre le long de la rivière, vers Marly.
C’était l’heure fraîche qui précède le jour, l’heure du grand sommeil, du grand repos, du calme profond. Les bruits légers de la nuit eux-mêmes s’étaient tus. Les rossignols ne chantaient plus ; les grenouilles avaient fini leur vacarme ; seule, une bête inconnue, un oiseau peut-être, faisait quelque part une sorte de grincement de scie, faible, monotone, régulier comme un travail de mécanique.
Servigny, qui avait par moments de la poésie et aussi de la philosophie, dit tout à coup :
— Voilà. Cette fille me trouble tout à fait. En arithmétique, un et un font deux. En amour, un et un devraient faire un, et ça fait deux tout de même. As-tu jamais senti cela, toi ? Ce besoin d’absorber une femme en soi ou de disparaître en elle ? Je ne parle pas du besoin bestial d’étreinte, mais de ce tourment moral et mental de ne faire qu’un avec un être, d’ouvrir à lui toute son âme, tout son cœur et de pénétrer toute sa pensée jusqu’au fond. Et jamais on ne sait rien de lui, jamais on ne découvre toutes les fluctuations de ses volontés, de ses désirs, de ses opinions. Jamais on ne devine, même un peu, tout l’inconnu, tout le mystère d’une âme qu’on sent si proche, d’une âme cachée derrière deux yeux qui vous regardent, clairs comme de l’eau, transparents comme si rien de secret n’était dessous, d’une âme qui vous parle par une bouche aimée, qui semble à vous, tant on la désire ; d’une âme qui vous jette une à une, par des mots, ses pensées, et qui reste cependant plus loin de vous que ces étoiles ne sont loin l’une de l’autre, plus impénétrable que ces astres ! C’est drôle, tout ça !
Saval répondit :
— Je n’en demande pas tant. Je ne regarde pas derrière les yeux. Je me préoccupe peu du contenu, mais beaucoup du contenant.
Et Servigny murmura :
— C’est que Yvette est une singulière personne. Comment va-t-elle me recevoir ce matin ?
Comme ils arrivaient à la Machine de Marly, ils s’aperçurent que le ciel pâlissait.
Des coqs commençaient à chanter dans les poulaillers ; et leur voix arrivait, un peu voilée par l’épaisseur des murs. Un oiseau pépiait dans un parc, à gauche, répétant sans cesse une petite ritournelle d’une simplicité naïve et comique.
— Il serait temps de rentrer, déclara Saval.
Ils revinrent. Et comme Servigny pénétrait dans sa chambre, il aperçut l’horizon tout rose par sa fenêtre demeurée ouverte.
Alors il ferma sa persienne, tira et croisa ses lourds rideaux, se coucha et s’endormit enfin.
Il rêva d’Yvette tout le long de son sommeil.
Un bruit singulier le réveilla. Il s’assit en son lit, écouta, n’entendit plus rien. Puis, ce fut tout à coup contre ses auvents un crépitement pareil à celui de la grêle qui tombe.
Il sauta du lit, courut à sa fenêtre, l’ouvrit et aperçut Yvette, debout dans l’allée et qui lui jetait à pleine main des poignées de sable dans la figure.
Elle était habillée de rose, coiffée d’un chapeau de paille à larges bords surmonté d’une plume à la mousquetaire, et elle riait d’une façon sournoise et maligne :
— Eh bien ! Muscade, vous dormez ? Qu’est-ce que vous avez bien pu faire cette nuit pour vous réveiller si tard ? Est-ce que vous avez couru les aventures, mon pauvre Muscade ?
Il demeurait ébloui par la clarté violente du jour entrée brusquement dans son œil, encore engourdi de fatigue, et surpris de la tranquillité railleuse de la jeune fille.
Il répondit :
— Me v’là, me v’là, mam’zelle. Le temps de mettre le nez dans l’eau et je descends.
Elle cria :
— Dépêchez-vous, il est dix heures. Et puis j’ai un grand projet à vous communiquer, un complot que nous allons faire. Vous savez qu’on déjeune à onze heures.
Il la trouva assise sur un banc, avec un livre sur les genoux, un roman quelconque. Elle lui prit le bras familièrement, amicalement, d’une façon franche et gaie comme si rien ne s’était passé la veille, et l’entraînant au bout du jardin :
— Voilà mon projet. Nous allons désobéir à maman, et vous me mènerez tantôt à la Grenouillère. Je veux voir ça, moi. Maman dit que les honnêtes femmes ne peuvent pas aller dans cet endroit-là. Moi, ça m’est bien égal, qu’on puisse y aller ou pas y aller. Vous m’y conduirez n’est-ce pas, Muscade ? Et nous ferons beaucoup de tapage avec les canotiers.
Elle sentait bon, sans qu’il pût déterminer quelle odeur vague et légère voltigeait autour d’elle. Ce n’était pas un des lourds parfums de sa mère, mais un souffle discret où il croyait saisir un soupçon de poudre d’iris, peut-être aussi un peu de verveine.
D’où venait cette senteur insaisissable ? De la robe, des cheveux ou de la peau ? Il se demandait cela, et, comme elle lui parlait de très près, il recevait en plein visage son haleine fraîche qui lui semblait aussi délicieuse à respirer. Alors il pensa que ce fuyant parfum qu’il cherchait à reconnaître n’existait peut-être qu’évoqué par ses yeux charmés et n’était qu’une sorte d’émanation trompeuse de cette grâce jeune et séduisante.
Elle disait :
— C’est entendu, n’est-ce pas, Muscade ?… Comme il fera très chaud après déjeuner, maman ne voudra pas sortir. Elle est très molle quand il fait chaud. Nous la laisserons avec votre ami et vous m’emmènerez. Nous serons censés monter dans la forêt. Si vous saviez comme ça m’amusera de voir la Grenouillère !
Ils arrivaient devant la grille, en face de la Seine. Un flot de soleil tombait sur la rivière endormie et luisante. Une légère brume de chaleur s’en élevait, une fumée d’eau évaporée qui mettait sur la surface du fleuve une petite vapeur miroitante.