Выбрать главу

De temps en temps, un canot passait, yole rapide ou lourd bachot, et on entendait au loin des sifflets courts ou prolongés, ceux des trains qui versent, chaque dimanche, le peuple de Paris dans la campagne des environs, et ceux des bateaux à vapeur qui préviennent de leur approche pour passer l’écluse de Marly.

Mais une petite cloche sonna.

On annonçait le déjeuner. Ils rentrèrent.

Le repas fut silencieux. Un pesant midi de juillet écrasait la terre, oppressait les êtres. La chaleur semblait épaisse, paralysait les esprits et les corps. Les paroles engourdies ne sortaient point des lèvres, et les mouvements semblaient pénibles comme si l’air fût devenu résistant, plus difficile à traverser.

Seule, Yvette, bien que muette, paraissait animée, nerveuse d’impatience.

Dès qu’on eût fini le dessert elle demanda :

— Si nous allions nous promener dans la forêt. Il ferait joliment bon sous les arbres.

La marquise, qui avait l’air exténué, murmura :

— Es-tu folle ? Est-ce qu’on peut sortir par un temps pareil ?

Et la jeune fille, rusée, reprit :

— Eh bien ! Nous allons te laisser le baron, pour te tenir compagnie. Muscade et moi, nous grimperons la côte et nous nous assoirons sur l’herbe pour lire.

Et se tournant vers Servigny :

— Hein ? C’est entendu ?

Il répondit :

— À votre service, mam’zelle.

Elle courut prendre son chapeau.

La marquise haussa les épaules en soupirant :

— Elle est folle, vraiment.

Puis elle tendit avec une paresse, une fatigue dans son geste amoureux et las, sa belle main pâle au baron qui la baisa lentement.

Yvette et Servigny partirent. Ils suivirent d’abord la rive, passèrent le pont, entrèrent dans l’île, puis s’assirent sur la berge, du côté du bras rapide, sous les saules, car il était trop tôt encore pour aller à la Grenouillère.

La jeune fille aussitôt tira un livre de sa poche et dit en riant :

— Muscade, vous allez me faire la lecture.

Et elle lui tendit le volume.

Il eut un mouvement de fuite.

— Moi, mam’zelle ? Mais je ne sais pas lire !

Elle reprit avec gravité :

— Allons, pas d’excuses, pas de raisons. Vous me faites encore l’effet d’un joli soupirant, vous ? Tout pour rien, n’est-ce pas ? C’est votre devise ?

Il reçut le livre, l’ouvrit, resta surpris. C’était un traité d’entomologie. Une histoire des fourmis par un auteur anglais. Et comme il demeurait immobile, croyant qu’elle se moquait de lui, elle s’impatienta :

— Voyons, lisez, dit-elle.

Il demanda :

— Est-ce une gageure ou bien une simple toquade ?

— Non, mon cher, j’ai vu ce livre-là chez un libraire. On m’a dit que c’était ce qu’il y avait de mieux sur les fourmis, et j’ai pensé que ce serait amusant d’apprendre la vie de ces petites bêtes en les regardant courir dans l’herbe, lisez.

Elle s’étendit tout du long, sur le ventre, les coudes appuyés sur le sol et la tête entre les mains, les yeux fixés dans le gazon.

Il lut :

« Sans doute les singes anthropoïdes sont, de tous les animaux, ceux qui se rapprochent le plus de l’homme par leur structure anatomique ; mais si nous considérons les mœurs des fourmis, leur organisation en sociétés, leurs vastes communautés, les maisons et les routes qu’elles construisent, leur habitude de domestiquer des animaux, et même parfois de faire des esclaves, nous sommes forcés d’admettre qu’elles ont droit à réclamer une place près de l’homme dans l’échelle de l’intelligence… »

Et il continua d’une voix monotone, s’arrêtant de temps en temps pour demander :

— Ce n’est pas assez ?

Elle faisait « non » de la tête ; et ayant cueilli, à la pointe d’un brin d’herbe arraché, une fourmi errante, elle s’amusait à la faire aller d’un bout à l’autre de cette tige, qu’elle renversait dès que la bête atteignait une des extrémités. Elle écoutait avec une attention concentrée et muette tous les détails surprenants sur la vie de ces frêles animaux, sur leurs installations souterraines, sur la manière dont elles élèvent, enferment et nourrissent des pucerons pour boire la liqueur sucrée qu’ils sécrètent, comme nous élevons des vaches en nos étables, sur leur coutume de domestiquer des petits insectes aveugles qui nettoient les fourmilières, et d’aller en guerre pour ramener des esclaves qui prendront soin des vainqueurs, avec tant de sollicitude que ceux-ci perdront même l’habitude de manger tout seuls.

Et peu à peu, comme si une tendresse maternelle s’était éveillée en son cœur pour la bestiole si petiote et si intelligente, Yvette la faisait grimper sur son doigt, la regardant d’un œil ému, avec une envie de l’embrasser.

Et comme Servigny lisait la façon dont elles vivent en communauté, dont elles jouent entre elles en des luttes amicales de force et d’adresse, la jeune fille enthousiasmée voulut baiser l’insecte qui lui échappa et se mit à courir sur sa figure. Alors elle poussa un cri perçant comme si elle eût été menacée d’un danger terrible, et, avec des gestes affolés, elle se frappait la joue pour rejeter la bête. Servigny, pris d’un fou rire, la cueillit près des cheveux et mit à la place où il l’avait prise un long baiser sans qu’Yvette éloignât son front.

Puis elle déclara en se levant :

— J’aime mieux ça qu’un roman. Allons à la Grenouillère, maintenant.

Ils arrivèrent à la partie de l’île plantée en parc et ombragée d’arbres immenses. Des couples erraient sous les hauts feuillages, le long de la Seine, où glissaient les canots. C’étaient des filles avec des jeunes gens, des ouvrières avec leurs amants qui allaient en manches de chemise, la redingote sur le bras, le haut chapeau en arrière, d’un air pochard et fatigué, des bourgeois avec leurs familles, les femmes endimanchées et les enfants trottinant comme une couvée de poussins autour de leurs parents.

Une rumeur lointaine et continue de voix humaines, une clameur sourde et grondante annonçait l’établissement cher aux canotiers.

Ils l’aperçurent tout à coup. Un immense bateau, coiffé d’un toit, amarré contre la berge, portait un peuple de femelles et de mâles attablés et buvant, ou bien debout, criant, chantant, gueulant, dansant, cabriolant au bruit d’un piano geignard, faux et vibrant comme un chaudron.

De grandes filles en cheveux roux, étalant, par devant et par derrière, la double provocation de leur gorge et de leur croupe, circulaient, l’œil accrochant, la lèvre rouge, aux trois quarts grises, des mots obscènes à la bouche.

D’autres dansaient éperdument en face de gaillards à moitié nus, vêtus d’une culotte de toile et d’un maillot de coton, et coiffés d’une toque de couleur, comme des jockeys.

Et tout cela exhalait une odeur de sueur et de poudre de riz, des émanations de parfumerie et d’aisselles.

Les buveurs, autour des tables, engloutissaient des liquides blancs, rouges, jaunes, verts, et criaient, vociféraient sans raison, cédant à un besoin violent de faire du tapage, à un besoin de brutes d’avoir les oreilles et le cerveau pleins de vacarme.