— Qu'est-ce qui vous donne à penser cela, commissaire ? s'inquiète le savant.
— Vous oubliez, professeur, qu'un homme a essayé de faire sauter l’Impitoyable dans le port d'Hobart. En outre notre correspondant en Tasmanie a été assassiné. D'où l'on peut conclure que des gens sont au courant de notre expédition et ne la voient pas d'un très bon œil. On dirait qu'ils sont décidés à la retarder coûte que coûte, sans doute parce qu'ils ont besoin d'un certain délai pour arriver au terme de leur expérience.
Un silence tendu suit ma déclaration. Mes homologues de la Défense opinent. Eux aussi sont d'avis que quelque chose ne tourne pas rond. Le commandant est indécis, quant à Dominique Lancin, le blondinet de l'Observatoire, il observe le silence pour l'instant.
— Si vous voudriez mon opinion, déclare le Comateux, on va faire surface dans des irradiations anatomiques. Il va vaser de la retombée télé-active, messieurs, c'est à cause de quoi, les gougnafiers que parle mon chef tiennent à ce qu'on débarque pas tout de suite ; ils préfèrent que leur charognerie s'évaporasse avant.
Bien que formulée en une langue peu académique, cette opinion rend tout le monde songeur.
Le commandant Hiscaupe donne alors quelques précisions sur la méthode qu'il compte employer pour mener à bien notre opération : dans quarante-huit heures, il fera fréquemment surface afin de faire procéder à des analyses de l'air. Nous n'aborderons la Terre Adélie que prudemment, après de nombreux sondages de tous ordres. Il n'est pas question d'aller se jeter délibérément dans cet inconnu mystérieux et maléfique. Le rôle d'une patrouille est de laisser avant toute chose ses tambours au vestiaire et d'avancer prudemment.
Comme nous opinons en couronne, la porte du réfectoire s'ouvre et le steward surgit, pâle comme la mort.
— Commandant, balbutie-t-il, vous pouvez venir tout de suite ?
— Que se passe-t-il ? demande l'officier. Mais l'autre a une attitude embarrassée.
— Si vous voulez bien venir, insiste-t-il.
Notre seul-maître-à-bord-après-Dieu sort précipitamment tandis que nous échangeons des regards légèrement paniques. Mettez-vous à notre place deux minutes au lieu de vous prélasser dans vos plumards à ligoter mes époustouflantes aventures, bande de noix ! Etre à bord d'un sous-marin, à je ne sais pas combien de pieds de profondeur, et savoir que la carburation se fait mal, y a de quoi filer le traczir à une nichée de crocodiles, vous ne pensez pas ? Sans être tout à fait claustrophobe, j'ai une vache prédilection pour l'air libre et la terre ferme, moi. Fatalement, c'est notre élément naturel. Seuls, les anormaux se sentent à leur aise dans des capsules, des ballons sondes et autres véhicules jules verniens.
Bérurier nous intime le silence en barrant sa moustache d'un index cradingue.
— Qu'est-ce que c'est ? l'interrogé-je.
Il crie chut, comme ces préposés de la télé dont c'est le métier. Vous n'avez jamais maté une équipe de téloche en extérieur, les gars ? C'est un spectacle, je vous jure ! Le nombre de postes secondaires est pas croyable. C'est bourré de mecs qui font du tricot. Il y en a un exprès pour ouvrir les portes, un autre pour les fermer, un autre pour actionner les commutateurs, un quatrième pour crier « silence on va tourner », un cinquième pour dire « on tourne », un sixième pour faire « chut » de temps en temps. Ce dernier est mieux payé que les autres, vu qu'il faut une drôle d'autorité pour imposer le silence sans faire de bruit. On en voit des qui surveillent ceux qui travaillent, des qui surveillent ceux qui font rien, des qui tiennent le rouleau de chatterton, des qui ont des ciseaux pour couper le chatterton, des qui font péter les ampoules, des qui les remplacent, des qui vont jeter les ampoules grillées, des qui donnent des conseils, des qui crient merde quand quelqu'un entre inopinément, des qui déclarent que c'est bon, des qui déclarent que c'est à ch…, des qui demandent où sont les toilettes, des qui pissent dans le porte-pébroques, des qui parlent du directeur de la télé, des qui demandent qui est directeur de la télé, des qui savent qui va être directeur de la télé, des qui peuvent réciter la liste des seize cent trente-quatre directeurs de la télé précédents, des qui distribuent des cendriers, des qui téléphonent, des qui jouent avec le petit garçon de la maison pour le faire tenir tranquille pendant qu'on tourne, et même — même ! — des qui actionnent une caméra.
— Qu'est-ce que c'est ? insisté-je, troublé par le mutisme du Gros.
— On dirait que ça débloque, la machinerie, murmure le Gros.
Nous tendons l'oreille. M'est avis qu'il se berlure, le Dodu. Sa monumentale biture de la nuit a laissé des traces dans ses cages à miel. Les vibrations du submersible n'ont pas varié de rythme.
— Penses-ru, ça baigne dans l'huile, Béru.
— J'en suis pas si sûr, objecte mon compagnon.
Et d'ajouter :
— Ça nie ferait tarter mochement de finir mes jours glorieux dans c't'boîte à sardines, au fond de l'océan.
— Je vous en prie, sermonne le professeur Lavoisier-Mélanie-Canot, sont-ce des paroles à tenir !
Béru s'apprête à répliquer par une tirade de grand style lorsque le commandant réapparaît. Il a l'air plus sombre que le négatif d'une photographie de Yul Brynner.
— Messieurs, nous dit-il, un incident d'une extrême gravité vient de se produire…
— Quand je le disais, s'exclame Bérurier, je sentais bien que les moteurs déconnaient. J'ai l'oreille mécanicienne, moi, m'sieur le professeur. Ça serait la dynamo qui rechargerait plus que je n'en hisserais pas autrement surpris !
D'un geste agacé le commandant l'interrompt.
— Deux de mes marins sont morts, annonce-t-il sinistrement.
— Ah, bon, je craignais que ce fusse plus grave, ne peut s'empêcher de lancer le Gros.
Cette annonce nous pétrifie littéralement.
— De quoi sont-ils morts, commandant ? je demande.
— Je l'ignore. On vient de les découvrir dans le poste d'équipage. C'était le moment de leur quart, comme ils ne se présentaient pas, on est allé les appeler et on les a trouvés inanimés.
— Haie tonsure kil soie maure ? rébuse Béruse.
— Hélas, lamente l'officier. Je les ai examinés, les malheureux sont absolument privés de vie.
— Alors c'est qu'ils sont vraiment morts, admet le Gros.
— Puis-je les voir ? sollicite le professeur.
— J'allais vous en prier, répond le commandant Prosper Hiscaupe, lequel décidément s'exprime d'une façon un tantinet soit peu surannée.
Nous nous joignons tous aux deux hommes, de manière à composer un petit groupe, et nous gagnons le poste d'équipage, situé, comme tous les postes d'équipage, à l'avant du bâtiment.
Le spectacle est extrêmement déprimant. Les pauvres matelots, dans l'étroit local, sont raides et noirs, avec les yeux exorbités.
— Mais on a étranglé ces hommes, m'exclamé-je, en connaissance de cause, car au cours de ma prestigieuse carrière il m'a été donné de voir des morts par strangulation.
— On dirait plutôt qu'ils ont péri axphyxiés, rectifie le professeur.
Je m'apprête à lui objecter que la strangulation est une forme d'asphyxie, mais il précise son point de vue.
— Asphyxiés par l'inhalation d'un gaz toxique, assez foudroyant…
Il hume l'air du poste d'équipage avec circonspection et hoche la tête…
— Le système de ventilation du bord a déjà expulsé tous les relents pouvant subsister, enchaîne Lavoisier-Mélanie-Canot, néanmoins je suis à peu près certain de ne pas me tromper.