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— Voyons, commandant, vous devez vous rendre à l'évidence, m'exalté-je. Lorsque nous sommes redescendus du pont, le steward nous a servi des drinks au mess. Nul d'entre nous n'a quitté la pièce avant que vous découvriez le corps de ce pauvre garçon, conclusion, c'est bel et bien un type de votre équipage qui a fait le coup !

Il est accablé, mais la Marine française, vous savez ce qu'elle est, hein ? Toujours sur le chemin de la gloire et de l'honneur. Il se redresse, bombe le torse et lance d'un ton implacable :

— S'il en est ainsi je le démasquerai moi-même et le châtierai de ma propre main !

Bien causé ! Ça nous file une forte dose d'énergie.

— Portons le cadavre de cet homme sur le pont, afin que le professeur puisse l'examiner. Ensuite, nous immergerons les corps et entreprendrons l'équipage sérieusement.

Bérurier se masse les phalanges d'un air gourmand. Son œil est devenu éléphantesque. Vous n'avez jamais vu, vous, un éléphant blessé, qui interrompt soudain sa fuite et s'arrête avec dans le regard une trouble indécision ? Moi non plus. Mais paraît que c'est terrible. Ça guérit les hoquets les plus récalcitrants. Il se campe sur ses quatre colonnes doriques, la trompe en balancier d'horloge. Et puis, brusquement, il agite ses feuilles de nénuphar et se met à charger. C'est le séisme, la foudre, la tempête, le bulldozer emballé. Il brise, il écrase, il renverse. Ce qui nous semble aquilon lui semble zéphir. Eh bien, chez Béru, c'est pareil. Y a la période de concentration, l'instant fatal où la colère s'étale dans sa viande. Il enfle de l'intérieur, il s'air-comprime, jusqu'à ce qu'une mystérieuse détente libère son concentré de typhon. Ce sont des hommes très abattus qui escaladent l'échelle de fer menant à l'air libre. La colère est notre seule énergie. Nous prenons pied sur le pont mouillé, luisant et nu comme un dos de baleine.

Un cri sort de nos poitrines (d'où voudriez-vous qu'il sortît, d'ailleurs ?).

— Le professeur ! hurlons-nous.

Lavoisier-Mélanie-Canot gît au travers des deux corps autopsiés, son scalpel à la main. Les gants rouges de sang. Lui aussi est mort. Lui aussi est noir. Lui aussi a les yeux en relief.

Le spectacle est terrifiant, nies amis ! De quoi filer des cauchemars et la colique à une compagnie de mercenaires. Imaginez un peu la scène, si vos cellules ne poissent pas trop : ce pont désespérément nu, tout noir… Les trois cadavres dont deux sont éventrés, gisant dans un pêle-mêle atroce… L'océan gris et blême qui gronde, grogne et rogne jusqu'à des infinis vertigineux. Le ciel menaçant. La mort impitoyable, monstrueuse, absurde dans cet univers désolé. Car c'est cela qui frappe, c'est cela, surtout, qui accable : ces assassinats au sein de notre petite communauté perdue au bout du monde.

Nos conditions de vie présentes devraient nous inciter à l'entraide. Faire de nous des exemples d'altruistes.

Au lieu de cela, un diabolique meurtrier nous décime inexorablement.

Le blondinet de l'Observatoire éclate en sanglots frénétiques. Ce sont les nerfs qui lâchent.

Faut comprendre !

Tiens, je vais tout de même arrêter là, c'est trop poignant !

CHAPITRE VI

Vlouf ! Vlouf ! Vlouf ! Et vlouf !

Par quatre fois, les matelots ont laissé filer au cloaque les cadavres ficelés dans leur toile et lestés chacun d'une gueuse de fonte.

Les quatre colis flottent un instant autour du sous-marin. Comme ils tardent à s'enfoncer ! On dirait qu'ils refusent cette sépulture hideuse, qu'ils tentent une suprême fois de se raccrocher à la lumière ; puis doucement ils se mettent à tournoyer et à descendre… On cesse d'en apercevoir un, puis deux.

Bientôt, l'océan les a oubliés. Il ne reste plus que des vagues, et encore des vagues, perpétuellement, jusqu'à la fin des temps. Elles giflent la coque sombre du sous-marin, sur laquelle l'équipage au complet est aligné, recueilli, figé dans une douleur silencieuse. Se peut-il que le meurtrier soit là, parmi ces gens prostrés, cachant son âme noire sous un voile de tristesse[8] ? Je promène sur l'assistance un regard à la fois sagace et panoramique. Lequel ? me demandé-je.

Qui a donné la mort à ces quatre personnes ? Qui exécute froidement les ordres machiavéliques qu'une organisation impitoyable a donnés ?

Le commandant tient un livre de prières relié chagrin (naturellement). Il a lu des oraisons. On se serait cru dans un film de forbans, genre « Les révoltés du Bounty ». Parfois, l'horreur de l'instant est telle qu'on doute de la réalité et qu'on éprouve une espèce de détachement. On devient spectateur, on ne se sent plus concerné.

L'officier esquisse un dernier signe de croix et nous donne l'ordre de redescendre.

Nous rallions sa cabine, mes deux collègues de la Défense, le type de l'Observatoire et moi. Béru vaque à d'autres tâches. Il a refusé d'un signe négatif de se joindre à nous.

L'appartement du commandant n'est pas grand, aussi sommes-nous contraints de nous asseoir par terre, le dos à la cloison. Notre hôte a pris place sur l'unique siège du local.

— Messieurs, nous dit-il, la question qui maintenant se pose est de savoir si nous devons continuer ou non l'expédition.

Personne ne lui répondant, il continue.

— Je peux très bien continuer de naviguer sans mes trois hommes d'équipage, mais la disparition du professeur Lavoisier-Mélanie-Canot ne risque-t-elle pas de ruiner nos chances de succès ?

Nous nous entre-dévisageons avant de parler.

— Ecoutez, commandant, dis-je. Nous allons en Terre Adélie afin d'enquêter à propos d'un mystère. Le pauvre prof devait étudier l'aspect scientifique de l'affaire, or, les récents événements nous prouvent qu'il s'agit d'une entreprise criminelle, laquelle relève donc de la compétence de ces messieurs de la Défense et de la mienne. Mon point de vue est que, plus on tente de nous faire rebrousser chemin, plus il est important que nous atteignions notre objectif.

Un nouveau silence succède à ma déclaration. Mes deux collègues opinent.

— Tout à fait de votre avis, commissaire.

Dominique Lancin se range pareillement sous notre bannière.

— Je crois aussi qu'il faut continuer coûte que coûte !

Le commandant s'administre une claque retentissante sur le genou.

— D'accord, lâche-t-il, alors faites-moi le plaisir de neutraliser le criminel !

Il semble drôlement teigneux, tout à coup.

— Messieurs, si le gouvernement français vous a chargés d'une mission de cette importance, c'est qu'il estime que vous êtes des hommes de valeur. Prouvez-le en démasquant le meurtrier. Nous ne sommes plus que quinze à bord de l’Impitoyable, il doit être plus facile de découvrir l'assassin de quatre personnes que de définir ce qui a balayé notre base de la Terre Adélie, non ?

C'est un défi. Y a du sarcasme dans sa voix. Soit dit entre nous et entre parenthèses, il a pas tort, Prosper Hiscaupe. C'est le crime en vase clos dans toute sa simplicité. Nous nous trouvons enfermés dans un sous-marin. Des hommes sont tués ! Le meurtrier se trouve NECESSAIREMENT parmi nous.

— Vous parlez d'or, commandant, approuvé-je. Je pense qu'il ne va pas être très difficile maintenant de connaître la vérité.

— Vraiment !

Mes confrères posent sur moi des yeux plus incisifs que des tire-bouchons.

— Le meurtre du steward a prouvé que le commandant et lès personnalités de la commission d'enquête sont hors de cause puisque nous étions réunis au moment où il a eu lieu. Celui du professeur ne fait que confirmer cette certitude. En outre, ce dernier meurtre s'est opéré dans des conditions sensiblement différentes…

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8

Enfin quoi, vous allez pas me dire que c'est pas de la toute grande littérature, ça, hein ?