Je considère le second avec attention. Effectivement, lui seul a pu tuer le professeur, si celui-ci n'est pas mort comme vient de le supposer notre petit camarade Lancin. Nous nous rabattons donc sur l'idée initiale : faire défiler devant notre aréopage chacun des membres de l'équipage, le questionner bien à fond pour connaître ses faits et gestes au cours de la période qui fut fatale au steward et au professeur.
La procession commence. On ratisse scrupuleusement l'emploi du temps des matelots. On reconstitue leurs allées et venues et on découvre qu'aucun d'eux n'est jamais resté complètement seul. Chacun peut témoigner pour un autre, ce qui revient à dire que le second est bien le coupable, ou qu'il existe plusieurs assassins à bord.
Si vous voulez bien, on va se faire une pause-café pour vous permettre de bien piger la situation, mes drôles.
Je me doute que ça doit pas être complètement au feu vert dans vos petites tronches anémiées. Y en a qui doivent béquiller de la pensarde, hein ? Faut pas avoir honte, les gars. Tout le monde peut pas être intelligent et gagner au tiercé. Ce qu'il faut, surtout, c'est ne pas vous affoler.
Parce que si vous perdez pied maintenant, vous ne pourrez plus suivre.
Et ce qui va suivre n'est pas bouffé aux mites, je vous avertis !
Alors relaxez-vous, réfléchissez, prenez une douche, changez de chemise, libérez votre vessie et venez me rejoindre au chapitre suivant.
C'est un des meilleurs.
CHAPITRE VII
Il est sept heures du matin lorsque je m'éveille. Sept heures (moins quatre, pour être précis et si je me fie à ma montre. Pourquoi ne me fierais-je pas à une montre suisse contrôlée ? Dans un monde où tout est devenu bluff, la montre suisse est l'ultime refuge de la confiance universelle. Il n'est plus que ses deux aiguilles pour tricoter la vérité de chaque instant.
J'ai eu un sommeil tourmenté, nauséeux, à cause de la gnole ingurgitée au cours de la sinistre soirée. On a passé des heures à épiloguer, à tergiverser, à ronchonner, à échafauder, à suggérer, à réfuter, à proposer, à ergoter, à palabrer, à clamer, à déclamer, à réclamer. Ah ! oui : triste veillée. Le commandant se refusait à poursuivre sa route avant que nous ayons mis la main sur le meurtrier. C'est dans le fond Béru qui l'a décidé, grâce à cette saine logique qui lui permet d'exprimer en peu de mots ce que d'autres pensent en termes choisis.
— Commandant, lui a-t-il déclaré, on est tous dans le même bateau, c'est une espèce de comble que ça soye les civils qui voulussent poursuivre la mission, et que ça soye les marins qui se dégonflassent. Moi, je resterais tout seul dans votre citerne à mazout, que je continuerais malgré tout pour peu que je susse la conduire.
Là-dessus, il a quitté le carré des officiers, Béru. Dans le fond, le dernier carré c'est lui.
— Très bien, a déclaré le commandant, puisqu'on met en cause notre honneur, continuons.
Là-dessus on a plongé et l’Impitoyable a repris sa route vers le pôle Sud.
Donc il est sept plombes. Le cadran lumineux de ma tocante verdoie dans l'obscurité. C'est ça surtout qui déprime à bord d'un sous-marin : l'opacité absolue du noir, dès qu'on éteint les loupiotes. Dans une chambre, on a beau aveugler les fenêtres à grand renfort de lourds rideaux, une poussière de luminosité continue de flotter dans la pièce, même en pleine nuit. Ici, non. La nuit est une quintessence de nuit. L'obscurité un concentré d'obscurité. Ça étouffe. Vite j'actionne le commutateur et le tube de néon me restitue un ersatz de jour, un peu trop cru, un peu trop aveuglant pour les yeux encore bouffis de sommeil. Je bâille, m'étire, me fourbis l'orbite, me masse le prosper, me frotte les joues râpeuses avant de sauter de ma couchette.
Au rayon du dessous, Béru dort, nu, la bouche ouverte, les narines dilatées. J'accomplis quelques mouvements gymniques. On se rouille dans ce sous-marin. On fait des petits pas, des petits gestes. On se faufile. Sous Louis XI, les prisonniers dans leur cage devaient éprouver ce que j'éprouve. On deviendrait vite reptile dans ce gros suppositoire d'acier qui vadrouille dans le dargeot de l'océan. Un jour, on trouvera bien le moyen de se déplacer d'une façon plus humaine au sein des mers. Comment ? Ça me vient pas très bien à l'idée, sinon je le ferais breveter d'ores et déjà. Jules Verne aurait pris des licences, il serait aujourd'hui le mort le plus riche de l'univers. Quel cerveau, ce Julot, quand on fait l'inventaire de ses utopies du moment devenues réalités. L'imagination, faut admettre, c'est la mémoire du possible. Un jour, sans le secours d'aucun appareil, l'homme vadrouillera dans l'élément liquide. Grand-papa était poisson, n'oubliez pas. On reviendra poissons, mes gueux ! Un jour l'eau ne nous étouffera plus. Un jour l'eau ne nous mouillera plus. C'est écrit. La vraie conquête ce sera la polyvalence totale de l'individu. Son acclimatation à tous les éléments. Je nous vois, dans quelques millénaires, intégrés enfin au système. La mission de l'homme, c'est cet affranchissement absolu. Le règne humain est une communion chimique en devenir. Chaque génération dépose sa couche qui la hisse vers la connaissance. Elle est un limon qui fertilise, laissez faire. Laissez-vous mourir tranquillement, je devine que ça n'est pas inutile. La seule véritable découverte philosophique jamais réalisée par l'homme est que tout se transforme. Et une transformation s'opère toujours dans le sens de l'évolution. Bravo Newton, vive Lavoisier ! Le carbone en se purifiant est devenu diamant ! On deviendra diamant à grand renfort de chagrins et de choucroutes garnies. Ne vous impatientez pas.
Je prends ma douche, me rase et passe mes fringues mélancoliquement. J'ai hâte de retrouver la terre ferme, fût-elle recouverte de glace.
— Ohé, Béru ! hurlé-je.
Le Gros se dresse fougueusement et cogne du cigare contre la couchette supérieure. Ça l'abasourdit. Il a les yeux fixes. On jurerait qu'il pense. Cette période de semi-prostration cesse et il me considère Alexandre-benoîtement.
— C'est toi qui m'as appelé ? grogne-t-il.
— Pour ainsi dire.
— Quelle heure est-il ?
— Bientôt sept heures et demie, mon pote.
— Quelle idée de se lever si tôt, alors qu'on n'a rien à branler.
— Ah, tu trouves ! C'est aujourd'hui qu'on atteint la Terre Adélie et il serait bon de démasquer le meurtrier avant de débarquer.
Il se vide le nombril avec l'ongle de l'auriculaire.
— Ah oui, c'est vrai, l'assassin…
Il tâtonne sous sa couchette pour récupérer son dentier, le gobe d'un formidable happement et profite de ce qu'il a le clapoir en ordre de marche pour déclarer :
— C'est marrant, j'ai fait un drôle de rêve, cette nuit.
Il attend que je le questionne, mais je suis un gars pas très freudien et la clé des songes n'a jamais constitué mon livre de chevet. Comme je m'abstiens de solliciter une narration circonstanciée, il parle :
— Tu sais quoi t'est-ce que j'ai rêvé ?
— Ne me fais pas languir davantage.
— C'était moi l'assassin, figure-toi.
— Intéressant.
— Je butais tout le monde, à qui mieux-mieux…