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— Belle mentalité, laissé-je tomber en boutonnant ma cravate car l'élégance est une forme de la politesse.

Sa Majesté éprouve quelque difficulté à s'évader de son cauchemar. Il est des rêves qui vous harcèlent jusqu'au initan de la journée.

— J'étais pire que l'ennemi public, mon pauvre San-A. Tout le monde était rectifié, comme si que j'aurais eu le bout d'un câble à haute pension dans la main et qu'il suffisasse que je touchassasse les gens pour qu'ils mourassent.

Le gros lardon se met sur son séant.

— Je pense que c'est c'te charognerie qui m'a chamboulé la drame, fait-il en caressant d'un index prudent une vilaine rougeur sur sa cuisse.

— Qu'est-ce que c'est ?

— La piquouse qu'on m'a faite l'aut' nuit à l'hôtel. On dirait pour ainsi dire qu'elle s'infecte, ça ramasse !

Effectivement la rougeur se couronne d'une légère enflure jaspée.

— Avec l'hygiène que tu pratiques, tu devrais n'être qu'un gigantesque furoncle, Béru. Va trouver l'infirmier du bord, il te filera une pommade quelconque pour stopper l'inflammation.

Là-dessus je le laisse à des ablutions problématiques pour aller prendre mon petit déjeuner au carré des officiels.

Quelle n'est pas ma surprise de trouver la pièce vide, alors que, d'ordinaire, nous nous y regroupons chaque matin à cette heure-là. La table commune n'est même pas dressée. C'est le silence. Un silence feutré au sein duquel chuchotent les vibrations du sous-marin. Etonné autant que surpris, comme dirait Pinaud, je sors du carré pour gagner la cambuse. Là non plus, il n'y a personne. Une idée me saisit : aurions-nous refait surface et mes compagnons de croisière seraient-ils allés respirer l'air du pôle sur le pont ?

Je fonce en direction de la tourelle. Un regard me renseigne : nous sommes toujours au sein des eaux.

Enfin, j'avise un marin, au bout du couloir. Il est installé devant le tableau des commandes.

Je cavale jusqu'à lui. Le commandant est assis près de l'homme. Tous deux paraissent dormir. Leur tête est posée sur leur coude replié.

— Commandant ! crié-je.

Il ne répond pas. Lui et son mataf sont noirs, avec les yeux hors de la tête, morts.

Une abominable panique m'empare. C'est irraisonné. Elle provient moins des deux hommes assassinés que de leur présence aux commandes du sous-marin. Comprenez moi, bande de truffes : l’Impitoyable continue sa route en étant livré à lui-même ! C'est un cheval de course sans cavalier, un train sans mécanicien, une caravelle sans pilote ! Il fonce dans les profondeurs au petit malheur la chance. Mes cheveux se hérissent, parole ! Je les sens qui se mettent en paquets de crayons. Ils forment les faisceaux. Ça se flétrit dans mes intérieurs ; j'ai l'estomac qui est tréfilé, le foie aplati, le cœur en pas de vis, les joyeuses recroquevillées, les poumons en portefeuille, le cerveau harançonné, le sang qui patouille, les genoux qui grenouillent, les muscles qui carambouillent, les os qui houilleblanchent, les pigments qui tournesolent et la rate qui gélatine.

Je voudrais pouvoir couper le contact, serrer le frein à main, appuyer sur le klaxon, saisir le volant. Je regarde avec une monstrueuse hébétude tous ces cadrans mystérieux, toutes ces manettes redoutables, tous ces boutons inidentifiables, tous ces voyants qui m'aveuglent. Quelle horreur ! Je ne puis rien faire, vous m'entendez ? RIEN ! Ah, mesdames ! C'est à toutes les mamans de France que je m'adresse, ce sont elles que j'exhorte pathétiquement. Mères de France, si attentionnées, si sublimes, vous qui vous souciez au plus haut point de l'éducation de vos enfants, je vous en conjure, ne restez pas sourdes à mon appel. Au lieu de faire étudier le latin à vos enfants, ou bien les fables de Jean de La Fontaine, la comptabilité, le piano, l'anglais et la danse classique ; au lieu de cela, mes mères, au lieu de ces matières superflues, mémères, apprenez-leur à piloter un sous-marin ! C'est trop bête de se trouver dans ma situation. Trop déprimant, trop désemparant.

Je surmonte mon effroi, bien qu'il soit indicible, et je m'élance hors du poste de commandement. Il faut absolument que je dégauchisse un matelot capable d'arrêter le bâtiment. Quel connard a prétendu que lorsque le bâtiment va, tout va ? Ah, l'infâme ! Ah, le sot !

Vite ! J'arpente une coursive et je coursivite que je me cogne le bol contre le montant de la porte. Un bref instant je crois que c'est l’Impitoyable qui vient de se faire une banquise. Surmonte ton étourdissement, San-A. Oublie ta douleur ; jugule ta trouille, mon chéri. Calme-toi, on ne fait rien de fameux dans la panique. Celui qui effervescente en cas de danger imminent est foutu d'avance.

Je continue ma route vers le poste d'équipage. J'ouvre la porte sans frapper. Le spectacle est hallucinant : les six marins qui se trouvent là sont morts.

Non, mais dites, c'est pas possible ! Je cauchemarde ! Je suis encore sur ma couchette. C'est le whisky d'hier soir qui fait des siennes. Malgré mon affolement, un petit coin de mon caberlot demeure lucide et fait de la comptabilité. Il se dit, avec le peu de cellules grises valides qui lui restent : « Il y avait encore dix hommes d'équipage cette nuit, commandant compris. Le se-le-mettre-à-mort-après-Dieu est clamsé en compagnie d'un matelot, ça fait deux. Il y en a six autres de clamsés ici, ça fait huit. Donc il doit en rester deux, à savoir le second et un autre mataf. Quelle hécatombe (sous-marine) ! Quelle matelote de matelots, ma douleur !

Faut que j'alerte les deux autres… Je m'arrête pile. Le second ! Les soupçons pesaient sur lui, la veille. Béru aurait-il vu juste ? En un éclair, car la pensée va presque aussi vite que la lumière, j'échafaude une hypothèse démentielle, niais ce que je vis est tellement dingue qu'on peut me la pardonner. Le capitaine Leborgne-Daideux est un traître passé à la solde de l'implacable ennemi qui nous traque. Il avait un complice parmi l'équipage. Pendant la nuit, les deux hommes ont bousillé le personnel naviguant. Puis, vêtus de scaphandres autonomes, ils ont quitté le bord par le sas d'évacuation et ont été récupérés par un bateau placé là pour les récupérer… Cette manœuvre pouvait-elle s'opérer alors que le sous-marin continuait sa route ?

Par acquit de conscience, je continue d'explorer le submersible. Je me dirige vers la cabine du second. Sa porte est dure à ouvrir. J'en comprends la raison lorsque je découvre le cadavre de l'officier sur le plancher.

Lui aussi est mort. J'adresse in petto d'ardentes excuses à sa mémoire. Neuf sur dix ! Où est le dixième marin ? Pas loin, mes amis… Il s'agit du radio et il gît, le nez dans ses appareils.

La totalité de l'équipage est morte !

« T'es foutu, San-A, me dis-je. Personne ne ramènera plus ce sale rafiot à la surface. C'est un cercueil à moteur qui continue d'errer dans l'océan Antarctique.Il ne reverra jamais le soleil. D'un instant à l'autre il percutera un rocher, ou un iceberg, et tu claboteras avec tes compagnons comme un rat qu'on noie dans sa nasse.

Je me rappelle justement un rat que j'ai vu périr ainsi quand j'étais môme. Il s'était laissé poirer dans une cage grillagée à cause d'un petit bout de gruyère, cette cloche ! Et pourtant, fallait qu'il y mette du sien, parole !

Il en avait des petits couloirs à suivre, pas commodes ; et des trappes à bascule à franchir… Malgré mes huit ans, j'y croyais pas à ce piège. Il me semblait trop compliqué. Je me disais que les rats n'allaient pas se farcir ce méchant labyrinthe, ou alors c'était du suicide, de la curiosité morbide… Eh ben non, au matin, un gros rat se trouvait embastillé, l'air désemparé et inoffensif. Il avait dû s'en rendre compte tout de suite qu'il l'avait dans le babe car il ne s'était même pas tapé le fromage, ce pauvre diable. Un gros rat champêtre, je me rappelle, avec de la moustache et une longue queue poilue. Ma grand-mère a plongé la cage dans une grande bassine d'eau. Sur le moment, le rat s'est simplement mis à nager dans sa cage, avec obstination, presque calmement.