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Éloïse a remarqué mon manège et me lance un regard réprobateur.

Société, vie quotidienne.

Une idée me traverse l’esprit. J’ouvre mon ordinateur et me rends sur la page de Sudinfo, un canard régional qui fait partie du groupe. Onglet Régions. Choisir la province. Luxembourg. Dans le menu déroulant, Nécrologies. Introduire le nom du défunt.

Régis Bernier.

Voir l’annonce.

Elle est courte et anonyme.

On nous prie d’annoncer le décès de
Monsieur Régis Bernier
né à Mons le 29 mai 1959
et décédé à Grand-Hez le 14 juin 2015.
La cérémonie civile de crémation aura lieu dans l’intimité le lundi 22 juin à 8 heures.
Rendez-vous à 9 h 45 au cimetière de Bouillon, 3 route de Florenville, pour la dispersion des cendres.
Cet avis tient lieu de faire-part.

« On » nous prie ? Qui est ce « on » ?

« Dans l’intimité » ? Qui en fait partie ?

Les sports. Chelsea veut Witsel à tout prix. On parle de 25 millions d’euros.

Fin des débats, tour de table rituel du rédac-chef.

— Avez-vous des sujets à proposer qui méritent d’être développés ?

Il termine en me fixant dans les yeux. Il n’est pas dupe, il a remarqué que j’émergeais de la brume. Il apprécie mon travail, mais il sait que ma fiabilité est à géométrie variable.

— Fred ?

J’hésite quelques instants.

— Rien de spécial.

La séance est levée.

Je retourne à mon bureau, consulte les horaires de la semaine prochaine et apostrophe Alfredo.

— Tu pourrais me remplacer lundi matin ? J’ai un truc à faire.

LUNDI 22 JUIN 2015

9. Lexus in memoriam

Je grimpe l’allée qui mène au cimetière de Bouillon sous un fin crachin. J’ai l’impression de jouer dans un film de Gus Van Sant.

Je comptais passer incognito dans la foule compacte, mais moins de douze parapluies attendent l’arrivée du convoi devant la grille d’entrée. Des quinquas pour la plupart, empaquetés dans leur manteau monochrome.

Famille ? Amis ? Curieux ? Accros aux enterrements ? J’ai lu qu’un Brésilien assistait à toutes les funérailles qui se déroulaient dans son bled. Pour être sûr de ne pas en louper, il débutait ses journées par un coup de fil aux hostos du coin.

Je reste à l’écart en faisant les cent pas. Ma présence les intrigue. Je capte quelques regards. Les commentaires vont bon train.

J’allume une cigarette et observe les lieux.

Dans une des allées, une femme rafistole les gerbes de fleurs qui tapissent un monticule de terre fraîche. Plus loin, un homme se recueille sur une tombe, indifférent à la pluie qui lui tombe sur le crâne.

Je jette un coup d’œil à mon téléphone.

9 h 50.

Qu’est-ce qu’ils foutent ?

Samedi soir, j’ai accepté l’invitation d’Éloïse, mais j’ai changé d’avis à la dernière minute, attitude courante que je mets sur le compte de l’intuition du moment. Mes proches appellent ça ma versatilité proverbiale, mon père, mon manque de cervelle.

J’ai préféré rejoindre Jeremy et les autres à la Fête de la musique, au parc du Cinquantenaire. Robbing Millions, Mountain Bike, The Herbaliser. Si mes compétences vocales n’étaient pas ce qu’elles sont, j’aurais fait rock star.

Dimanche, j’ai remplacé Alfredo.

Mon téléphone vibre.

Texto de Camille.

Ton mort ?

J’écrase ma cigarette, en allume une autre.

En retard. Ça n’a pas encore commencé.

Nouvelle vibration.

J’espère qu’il ne lui est rien arrivé.

L’une des pleureuses s’anime.

— Les voilà.

Un fourgon funéraire emprunte la ruelle qui mène au cimetière. Seul un taxi le suit.

Les véhicules passent à ma hauteur et s’immobilisent dans l’allée centrale. Les portières s’ouvrent, les croque-morts descendent.

Derrière, une femme dans la cinquantaine sort du taxi. Imperméable beige, parapluie rouge, le visage accueillant d’une prof d’histoire. Elle a zappé l’uniforme de circonstance. Elle doit être l’ex-madame, la compagne ou la dernière maîtresse du défunt.

D’une main gantée, elle adresse un signe aux gens venus la soutenir dans cette épreuve. Elle est suivie de près par le chauffeur du tacot.

Un des employés des pompes funèbres soulève le hayon du corbillard, s’empare de l’urne funéraire et la remet à la veuve présumée.

Elle amorce un mouvement de recul avant de la prendre du bout des doigts, avec une moue de dégoût, comme s’il s’agissait d’un pot de chambre.

Monsieur Taxi lui lance un regard hostile et la lui retire des mains. J’en déduis qu’il tient un rôle de premier plan dans la tragédie.

Les funérailles sont propices aux règlements de comptes. À Miami, des inconnus armés de fusils d’assaut ont arrosé une foule massée à l’extérieur d’un funérarium. Bilan : deux morts, douze blessés. Je ne compte pas le cadavre dans la boîte.

L’un des fossoyeurs ouvre la voie tandis que son collègue reste près de la camionnette. La procession se met en marche. La femme qui arrangeait les fleurs se joint au mouvement. Plus on est de fous.

Je les suis à distance respectable en observant le porteur de cendres. On peut fumer dans les cimetières ?

J’imagine qu’il pourrait être le rejeton de Régis Bernier. Dans les vingt-cinq ans. Allure fluette, tifs noirs, teint blême. Il flotte dans son jeans et sa veste militaire. Un anneau traverse l’un de ses sourcils. Le prototype du gringalet qui aimerait en imposer, mais n’en impose pas.

Arrivée d’un SMS.

Ilian.

Slt je cherche une polo ou une golf d’occaz ds les 5000 si tu connais qq

Ilian ne met jamais de point final à ses messages. Avec lui, il n’y a jamais de point final. Il est capable d’échanger une centaine de SMS pour expliquer qu’il n’a rien à dire.

Le trio de tête s’arrête au bord d’une pelouse et attend le solde du peloton. Le moutard échange quelques mots avec le croque-mort, avance de quelques pas, ouvre le couvercle et retourne l’urne.

Les cendres s’éparpillent dans le vent et la pluie.

On finit seul, Régis.

Quand mon tour viendra, je léguerai mon corps à la science. Avec un peu de chance, mon cœur, mes poumons et mon foie me survivront. Au pire, je servirai la cause des carabins. Un étudiant en médecine enfoncera mes doigts dans le camembert d’un camarade, un autre glissera mes oreilles ou autre chose dans la poche de sa petite amie.

Une forme attire mon attention.

L’homme qui se recueillait est toujours là, immobile dans la flotte. À la différence qu’il est devant une autre tombe, placée dans l’axe. Grand, costaud, blond, la quarantaine. Bien qu’il ait la tête penchée en avant, il regarde dans notre direction.