J’essaie de discerner ses traits, la distance et l’averse m’en empêchent.
La cérémonie touche à sa fin. La femme n’a pas prononcé un mot, elle ne semble pas rongée par le chagrin. Le gamin a fait un effort pour rester stoïque, mais son visage est marqué.
Ils se retournent et se mettent côte à côte pour recevoir accolades et poignées de main.
Passé le dernier hommage, ils me regardent, l’air interrogateur.
Je fais quelques pas et m’adresse au fiston.
— Je vous présente mes condoléances.
Il m’agresse du menton.
— Vous êtes qui ?
Je sors ma carte de visite.
— Je souhaiterais vous parler. Pourriez-vous prendre contact avec moi ?
Il examine le carton, m’inspecte de haut en bas.
— Pourquoi ?
— Je suis journaliste.
En arrière-plan, le grand blond se dirige vers la sortie en longeant le mur d’enceinte.
Il poursuit d’un ton menaçant.
— Vous êtes journaliste ? Et après ? Vous connaissiez mon père ?
— J’étais chez lui jeudi matin. C’est moi qui l’ai trouvé et qui ai prévenu la police.
— Qu’est-ce que vous faisiez là-bas ?
Je jette un coup d’œil derrière lui.
L’homme presse le pas, jette un coup d’œil vers l’endroit où nous sommes et quitte le cimetière.
— Appelez-moi, je vous expliquerai.
Je tourne les talons et m’élance vers le portail.
J’émerge au moment où l’homme atteint le bas de la ruelle. Il traverse la chaussée, entre dans une Lexus garée en face et démarre en trombe.
10. Cold Case
Retour sur Bouillon. Son air pur, son château fort, son parc animalier.
Ça me rappelle quelque chose. C’était il y a cinq ans, après une teuf d’enfer au Roxy, une boîte branchée d’Anvers où on était venus en force par le train.
À l’aube, bien chargés, on a repris le chemin de la gare. Il nous restait une heure à attendre avant le premier train. Jeremy nous a proposé une visite privée du zoo adjacent à la station. On a escaladé les grilles et entamé le tour du propriétaire, rythmé par les commentaires du maître de cérémonie.
« Une girafe, un gnou, un zèbre. »
À un moment, on s’est retrouvés devant l’enclos des lions.
Une idée a germé.
« Qui veut une photo de moi avec le gros matou ? »
Ils ont réagi au quart de tour.
« Chiche !
— Dix euros la tête. »
Ils ont opiné.
« Sortez vos téléphones. »
En plus de l’aire d’observation, une passerelle surplombait le site. J’ai grimpé dessus, j’ai enjambé le parapet et suis descendu le long des rochers.
Arrivé au sol, j’ai évalué le risque.
Le roi de la jungle était en vue, allongé sur le sable. Il m’a repéré, a ouvert un œil et levé la tête.
Une légende prétend que le lion est un flemmard. Il pionce vingt heures par jour pendant que madame gère la boutique et fait les courses.
Les jambes flageolantes, j’ai traversé la brousse à toute vitesse vers la clique. Appareils en joue, ils s’éclataient. Une étendue d’eau et un mur de roche les protégeaient des fauves.
Je me suis planté face à eux, les doigts en V, et j’ai affiché un sourire crispé. Les flashs ont crépité et ils ont arrêté de se marrer.
Je me suis retourné. Mufasa venait vers moi à pas feutrés. Surgie de l’ombre, sa copine en faisait autant, ventre à terre, prête à bondir.
J’ai plongé dans la mare.
L’eau froide m’a en partie dessaoulé. J’ai pataugé jusqu’à la berge et escaladé la muraille en m’attendant à sentir leurs crocs se refermer sur mes fesses.
Les autres m’ont hissé par-dessus la barrière en hurlant comme les passagers d’un Boeing en flammes.
Je claquais des dents, j’étais trempé. Par chance, ils n’ont pas vu que je m’étais pissé dessus. Alerté par les cris, le veilleur de nuit s’est pointé. Il voulait appeler les flics, mais Jeremy est parvenu à le faire changer d’avis. Il a empoché le pourboire et m’a refilé quelques vêtements puants avant de nous foutre dehors.
Quand mon cœur a retrouvé son rythme normal, j’ai claqué dans mes doigts.
« Maintenant, le fric. »
Je conduis d’une main en envoyant un texto de l’autre.
Il repose en paix.
Camille me répond dans les cinq secondes.
C’était bien ?
Première à droite, direction les flics.
Drôle comme une symphonie de Rachmaninov.
Après notre performance au karaoké, les messages se sont multipliés. Nous continuions pourtant à nous vouvoyer. Cela donnait à nos échanges un côté léger, drôle et délicieusement désuet.
Peu à peu, le ton s’est réchauffé. Malgré la tournure plus intime, je n’osais pas franchir le pas de peur de me ramasser une gamelle.
En décembre, entre deux propos anodins, elle m’a coupé l’herbe sous le pied.
Succombez à la tentation, avant qu’elle s’éloigne — Casanova.
J’étais soufflé. Mon cœur a eu un raté.
Je suis allé retranscrire la citation dans les chiottes avant de lui répondre.
La vie est un mystère qu’il faut vivre — Gandhi.
Le commissariat se trouve dans l’allée de la Paroisse, un bâtiment moderne de briques blanches. Quelques places de stationnement attendent les clients devant l’édifice. Je me gare, en grille une avant d’entrer.
La fliquette à la Škoda est assise à l’accueil.
Elle me reconnaît et semble surprise de me voir débarquer.
— Je passais dans le coin, je souhaite faire ma déposition.
Elle hausse les sourcils.
— Je vais voir si mon collègue peut vous recevoir. Donnez-moi votre carte d’identité.
Elle file dans les coulisses avec le document.
Je fais le tour du hall et admire les affiches. La police recrute. Visites nocturnes au château. Une gamine a disparu. Fête médiévale les 8 et 9 août.
Walter White fait son apparition, pareil à lui-même, raide comme la colonne du Congrès.
— Suivez-moi.
Il me guide vers une salle encombrée de bureaux vides. Seul un autre flic est présent. Allongé dans son fauteuil, il regarde le paysage par la fenêtre, mains croisées derrière la nuque.
WW m’indique une chaise.
— Asseyez-vous. Je vous écoute.
Pas de cendrier sur la table. Une plaquette m’apprend qu’il s’appelle Jean-René Binamé.
— Je viens faire ma déposition au sujet de l’affaire Bernier.
Il me regarde d’un œil mort.
— Pour nous, ce dossier est classé.
Je me recule, effaré.
— Pardon ? Vous avez clos le dossier ? Pourquoi ?
— Pourquoi pas ?
— Comme je l’ai dit l’autre jour à votre supérieur, je suis journaliste au Soir. Mercredi dernier, j’ai reçu un coup de fil de quelqu’un qui m’a fixé rendez-vous le lendemain au domicile de M. Bernier, ce qui expliquait ma présence sur place.
— La personne qui vous a téléphoné vous a dit qu’il était Régis Bernier ?