— Non, il ne m’a pas donné son nom.
Il écarte les bras avec lassitude.
— Alors ?
— Comment cet homme savait que Régis Bernier était mort ?
— Il vous a dit que M. Régis Bernier était mort ?
Soit il a fait ses études chez les jésuites, soit il adore jouer au con.
Je hausse le ton.
— Cet homme avait des informations à me communiquer et prétendait être menacé. Quand je suis allé à l’adresse qu’il m’a indiquée, j’ai trouvé un type tué par balle. Ça arrive souvent dans votre région, ce genre de truc ?
Il reste imperturbable.
— Non.
— Vous n’avez pas l’air de croire à mon histoire. Je peux vous montrer la liste des appels que nous avons reçus ce jour-là. Vous constaterez que c’est bien le numéro de Régis Bernier qui m’a appelé.
— En effet, c’est curieux.
Je l’attaque par un autre angle.
— Vous êtes sûr qu’il s’agit d’un suicide ?
— Qu’est-ce qui pourrait vous faire croire que ce n’en est pas un ?
Ce type mérite l’oscar du dialogue de sourds.
Je me lève d’un bond.
— Dois-je m’adresser au commissariat général ?
Il m’indique la chaise du menton.
— Rasseyez-vous et calmez-vous. Le Labo est descendu sur les lieux. Ils ont trouvé les empreintes de M. Bernier sur le pistolet et des traces de poudre sur ses mains. Le trajet de la balle montre qu’il s’agit d’un coup tiré du bas vers le haut.
— Sauf que le pistolet se trouvait à trois mètres du cadavre.
— Oui, c’est dû au recul.
— Je savais que vous alliez me dire ça. L’arme était un Desert Eagle, un flingue de pro. Avec le recul, il aurait dû se rater.
Je pensais que sa mâchoire allait se décrocher.
Seule l’une de ses paupières frémit derrière ses hublots.
— Tout indique que c’est un suicide, rien que ça pourrait être autre chose. En plus, la famille le disait dépressif.
Tiens, du nouveau.
— Et après ? Si tous ceux qui broient du noir se tiraient une balle dans la tête, nous ne serions plus nombreux sur la planète.
Il tapote son sous-main.
— Nous savons que M. Bernier a envoyé un message électronique à son fils dimanche soir, peu avant de passer à l’acte.
— Il a annoncé à son fils qu’il allait se faire sauter la cervelle ?
— Pas de manière aussi claire. En tout cas, il ne l’a pas compris de cette façon. Vous savez, les histoires de famille, c’est parfois compliqué.
Je reste songeur.
Le problème n’est pas qu’il a écrit à son gamin ni de savoir ce que ce dernier a compris. La question est ailleurs.
Pour envoyer un message électronique, il faut se servir d’un smartphone ou d’un ordinateur.
À bout de souffle, le cœur tambourinant dans sa poitrine, elle arriva sur l’esplanade où un rassemblement se formait. Au centre, mégaphone poussé au maximum, un meneur lançait des slogans auxquels la foule répondait en chœur.
L’espace d’un instant, elle pensa à rebrousser chemin.
Les manifestants lui paraissaient particulièrement nerveux et menaçants. Lorsqu’elle avait remonté l’avenue, un groupe de casseurs armés de bâtons s’attaquait aux panneaux publicitaires et aux voitures en stationnement.
Elle était déjà intervenue dans des situations similaires. À plusieurs reprises, elle avait assisté à ce genre de scènes, mais cette fois, tout lui semblait différent.
Consciente que c’était en elle que les changements se produisaient, elle surmonta sa peur et se fraya un chemin dans l’attroupement.
11. Violation de domicile
Je me gare devant la maison de Régis Bernier.
L’idée n’est pas de moi, elle m’a été inspirée par Jean-René. Avant que je quitte le commissariat, il s’est montré catégorique.
« À toutes fins utiles, je vous informe que vous n’êtes pas autorisé à vous rendre au domicile de M. Bernier. »
L’imposante Mercedes n’a pas bougé.
J’allume une cigarette, observe les alentours.
Rien en vue.
Comme lors de ma première visite, je fais le tour de la maison et entre par la cuisine. Une fenêtre a été ouverte. Malgré le courant d’air, la puanteur s’est à peine dissipée. Où qu’elle aille, la mort laisse des traces de son passage.
Je parcours le couloir, pénètre dans le salon. Les stores ont été remontés, la lumière du jour permet de mieux cerner les lieux.
L’absence du cadavre fait tache. Je m’attendais à le trouver assis dans son canapé, prêt à me raconter son histoire.
Exit Bernier.
J’explore la pièce.
Décor minimaliste, ni tableaux ni photos aux murs. Mobilier tendance, home cinema, chaîne hi-fi haut de gamme. Le genre d’intérieur que l’on trouve chez les connards qui achètent un tas de trucs dont ils n’ont pas besoin. Pour certains, c’est une course à l’armement, le trophée de la frime. Rolex, bagnoles voyantes, tondeuse solaire et gadgets inutiles. Le tout pour impressionner des gens qu’ils détestent.
Un aquarium pharaonique est installé près de la fenêtre. Les occupants flottent à la surface, crevés, morts de faim.
Mon père en a un dans le même genre, en plus petit. Comme il n’a plus de fils, il a reporté son affection sur ses poiscailles. En plus d’être moche, son salon ressemble à un resto chinois.
À part la table basse qui a été déplacée pour transporter le corps, la maison est bien rangée. Pour un supposé dépressif, un tel souci du détail est étonnant. Sauf s’il y avait une meuf dans le parcours, ou s’il faisait appel à une aide-ménagère.
J’avance vers le divan et inspecte le sol à la recherche de la douille meurtrière.
Rien.
Je présume que les flics l’ont ramassée, tout comme le Desert Eagle.
Je contourne la table et m’assieds à l’endroit où se trouvait Bernier. J’inspire, pose mes coudes sur mes genoux et croise les mains, index pointés vers le haut.
Je baisse le menton jusqu’à ce que mes ongles s’enfoncent dans ma peau. J’imagine le contact du métal dans le creux de ma gorge.
Je ferme les yeux.
Qui t’a tué, Régis ?
« C’est elle qui décide. N’essaie pas de la baiser. Les mecs qui vont clamser savent quand leur heure est arrivée. »
Je presse la détente.
Un torrent de feu se répand dans mon crâne. Des lumières multicolores scintillent devant mes yeux.
La douleur s’estompe peu à peu et un sentiment de plénitude m’envahit. Je flotte entre deux mondes, la tête renversée sur le dossier, bercé par le crépitement de la pluie sur les vitres.
Un léger chuintement me sort de ma léthargie. L’ampli est resté allumé, les baffles ronronnent.
Je rouvre les yeux. Mon regard accroche une photo collée au mur, face au divan, dans l’ombre. Je serais passé à côté si je ne m’étais pas assis à la place de Bernier.
Je me lève.
De la taille d’un carton de bière, les bords dentelés comme dans les années 1950, elle est fixée à l’aide d’un bout de scotch. Elle représente une femme entre trente-cinq et quarante ans. Ni belle ni moche, standard. Cheveux noirs, menton volontaire, regard sombre. Elle affiche un sourire hésitant.