Je la retourne. Au dos, une annotation est inscrite à la main, au crayon rouge.
16 квітня 2014
Une date en tchèque, en russe ou je ne sais quoi.
Je la fourre dans ma poche, m’approche du lecteur CD et actionne l’ouverture du volet.
Depeche Mode, Violator.
Je parcours les colonnes de CD posées le long du mur. Montre-moi ta discothèque, je te dirai qui tu es. Led Zeppelin, les Stones, ZZ Top, du rock classique, classé par ordre alphabétique. Testostérone et décibels. Aucun album de California Breed, Rival Sons ou Scorpion Child.
Il faut que tu reviennes, Régis, j’ai des pépites à te faire découvrir.
Je m’approche du bureau. Les tiroirs sont ouverts, le contenu envolé.
Je saisis mon iPhone et consulte les photos. L’opération a été effectuée après ma première visite. La famille doit être en possession du contenu.
Sur le plan de travail, la station d’accueil me fait la nique. L’écran est une bête de course. Ni téléphone ni tablette en vue. Aucun papier, pas de clés de voiture, pas de factures, d’objets personnels, de cartes de visite, de photos de son fils, de Post-it ou de magnets rigolos, comme j’en ai sur mon frigo.
Je poursuis jusqu’à l’angle du salon. L’aile est en rénovation, une cheminée est en construction, des matériaux traînent au milieu de la surface.
J’allume une clope, reviens sur mes pas et monte à l’étage.
Une salle de fitness est installée dans la première pièce. Vélo, rameur, haltères et engins de torture médiévaux. Plus loin, une salle de bains, des chiottes et trois chambres à coucher dont deux sont rangées au carré, comme un dortoir de caserne.
La sienne n’est pas en reste. Le lit est fait. Dans l’armoire, les vestes sont pendues, les pantalons pliés sur des cintres, les chemises réparties par couleur, les piles millimétrées. Un peloton de godasses soigneusement cirées est aligné le long du mur.
À part un réveil réglé sur l’horloge atomique, la table de nuit est déserte. Les tiroirs aussi.
Ce vide sidéral me donne l’impression que Bernier vivait dans cette maison comme un voyageur à l’hôtel ou un moine bouddhiste dans une lamaserie quatre étoiles.
Je redescends, direction le sous-sol.
La porte résiste.
Je file un coup d’épaule. Ma basket vient à la rescousse. Le chambranle émet un craquement sec avant de céder. Les effluves nauséabonds font place à une odeur de renfermé, de poussière et d’humidité.
Je dévale l’escalier en baissant la tête et déboule dans une cave voûtée, basse de plafond.
À ma gauche, un cellier vitré laisse deviner une quantité de bouteilles, culs tournés vers l’avant. Si les crus sont au diapason de l’électronique embarquée, Bernier a de quoi flatter les palais les plus délicats.
La pièce du fond ressemble à l’atelier d’un bricoleur monomaniaque. L’établi est dégagé, les outils agencés sur un panneau perforé : clés, tournevis, pinces, niveau, scie, le tout classé par ordre de grandeur.
Dans la troisième partie, une imposante armoire métallique kaki occupe la largeur du mur.
Je l’ouvre et tombe en arrêt.
Fred 1 — Flics 0.
Je serais incapable d’énumérer les modèles et leur origine, mais on pourrait tenir le siège de Stalingrad avec ce que les rayonnages contiennent de pistolets, revolvers, fusils-mitrailleurs, grenades, munitions et autres machines à tuer.
12. Nos amies les bêtes
Camille tire ses conclusions.
— La théorie du meurtre déguisé en suicide reprend des couleurs. L’arsenal que tu as trouvé devrait pousser les flics à ouvrir une enquête.
— Pour eux, l’affaire est classée et il n’y a aucune raison pour qu’ils reprennent le dossier. Que veux-tu qu’ils fassent ? Qu’ils inculpent Bernier pour détention d’armes ? En plus, ils risqueraient de me coffrer pour violation de domicile.
Pour une fois, nos propos ne partent pas en vrille.
Dans notre monde, nous nous déconnectons de la réalité. Nous fuyons les lamentations, les plaintes, les jérémiades, les disputes et les reproches qui pourrissent le quotidien des couples légitimes.
— Ça prouve en tout cas que ton gars était familier avec les armes. La thèse du recul incontrôlable s’effondre.
— Sans doute, mais les flics s’en foutent, mon boss ne voudra plus en entendre parler et la famille ne semble pas effondrée par sa disparition.
— Tu ne vas pas laisser tomber, j’espère ?
— Non, mais pour l’instant, j’ai une priorité plus réjouissante qui m’attend. Peignoirs, terrasse et fruits de mer, ça nous rappellera Paris.
Il suffit d’un rien pour que nos conversations bifurquent et partent dans tous les sens, conformes à la vie rêvée que nous nous sommes inventée.
Son rire retentit.
— Paris ! J’ai des images. Où es-tu ?
— Devant la maison du mort, je pars maintenant.
— Bonne route, James.
Quelques jours après la citation de Casanova et l’invitation indirecte qu’elle supposait, elle a lancé l’offensive.
Paris, mardi prochain, ça vous dit ?
Elle y allait pour assister à une réunion de libraires. C’était quelques jours avant Noël.
Ma réponse a fusé.
Ça me dit.
Il me restait quelques jours pour me préparer psychologiquement.
Je m’imaginais dans un autre monde, un monde où tout était facile. Je fermais les yeux et mettais en scène notre rencontre.
Je l’attendais au bout du quai. Elle descendait du train, me cherchait du regard et courait au ralenti dans ma direction, sa longue robe blanche flottant dans son sillage. Une envolée de violons accompagnait la séquence. Elle se jetait dans mes bras, je la soulevais du sol et nous virevoltions comme mille soleils en échangeant un long baiser.
L’échéance approchant, mon angoisse grandissait et le scénario idyllique se transformait en film catastrophe.
Nous étions dans un bistrot bruyant, je me penchais pour l’embrasser, elle s’écartait et me flanquait une gifle retentissante.
Une autre fois, j’étais parvenu à entrer dans sa chambre. Elle était nue, allongée sur le lit et m’invitait d’un clignement des yeux à la rejoindre. Je me débarrassais en toute hâte de mes fringues. Mon calbar à peine largué, je subissais les affres de l’éjaculation prématurée et aspergeais la moquette de jets désordonnés.
Dans un autre épisode, je me voyais en panne sèche, balbutiant de vagues justifications, mon attirail inerte entre mes jambes.
Je lance un dernier coup d’œil à la maison de Bernier.
Qui est cette femme ? Quand cette photo a-t-elle été placée sur le mur ? Avant ? Après ? Par qui ? Quel rôle joue-t-elle dans cette affaire ?
J’écrase ma cigarette, m’apprête à prendre la route.
Sans pouvoir en déterminer la raison, j’ai l’impression d’être passé à côté de quelque chose. Un indice tellement flagrant que je l’ai ignoré. Je fais confiance à mon subconscient, il me renverra l’ascenseur en temps utile.
Une idée germe.
Je coupe le contact et sors de la voiture. La pluie a redoublé. Je rabats ma veste en capuchon et me dirige vers la maison du voisin.
J’ai à peine parcouru quelques mètres qu’il fait irruption. J’en déduis qu’il m’observait depuis un bon moment. Il se campe sur le pas de la porte, à l’abri des trombes d’eau sous un auvent vitré.