Je lui adresse un signe amical en m’approchant. Pas de réaction. Arrivé devant la barrière, je le salue d’un mouvement de tête.
Il reste de marbre. L’Ardennais a la réputation d’être réservé et volontaire. En langage courant : taiseux et borné.
Je mets mes mains en porte-voix, lui explique que je reviens des funérailles et lui demande s’il a cinq minutes à m’accorder.
Il brave l’averse et vient à ma rencontre.
— Vous étiez déjà là l’autre jour, non ?
Je prends l’air accablé.
— En effet, c’est moi qui l’ai découvert. Pauvre homme, quel drame. Vous le connaissiez bien ?
Il hésite.
En dehors de ses particularités régionales, l’Ardennais est comme tout le monde : curieux et indiscret.
— Entrez, vous êtes trempé.
Il s’écarte pour me laisser passer.
Il accuse la soixantaine finissante et présente le visage rubicond et le nez boursouflé des amateurs de péquet. Un tablier bleu dissimule en partie sa panse.
L’intérieur de la bicoque est sombre. Une odeur de chien mouillé et de café bouilli imprègne l’air. Le rez-de-chaussée est un tout-en-un. Salon, salle à manger et cuisine en enfilade.
Il m’indique un canapé en similicuir brun. Des napperons blancs protègent les accoudoirs. Prisonnière de son cadre en bois, une femme corpulente me dévisage avec gravité. Un ruban noir traverse l’un des coins. Feu madame la voisine.
— Asseyez-vous. Vous voulez un café ?
— Non merci, je n’en prends jamais.
En revanche, je fumerais bien une cigarette.
Je suis à peine assis que deux clébards se pointent en jappant. Petits, à poils longs, marque inconnue. Ils me grimpent dessus et me lèchent le visage.
L’Ardennais sourit. Il m’assure qu’ils vont se calmer. Ses clebs ne sont pas bien méchants.
Je lui rends son sourire.
— Pas de problème, j’adore les chiens.
Comme promis, ma toilette achevée, ils se couchent sur mes genoux.
Leur maître jette un coup d’œil à l’imposante horloge à balancier qui tictaque en sourdine.
— Une petite goutte ?
— Ce ne serait pas de refus.
Il va dans la cuisine, revient avec deux verres à moutarde et une bouteille sans étiquette. Il s’assied et me verse une généreuse rasade.
Je trempe mes lèvres. De la lave en fusion. Une boule de feu me monte au visage.
Il attaque, bille en tête.
— À ce qu’il paraît, il était mort depuis plusieurs jours.
— C’est ce que la police m’a appris jeudi matin.
Il dodeline en faisant tournoyer l’alcool dans son verre.
Il ne m’en dira pas plus si je ne lâche pas du lest. Autant lui révéler la vérité et faire ami-ami pour qu’il n’ameute pas les flics dès que j’aurai le dos tourné. Je lui déballe l’histoire en omettant l’arsenal trouvé dans la cave.
Il ouvre de grands yeux.
— Dites donc, quelle affaire !
Je profite de l’effet de surprise pour lui redemander s’il le connaissait bien.
Il se recule dans son fauteuil.
Bernier a acheté cette maison trois ans plus tôt, mais il n’était pas souvent là. Il a fait quelques rénovations après avoir emménagé. Il vivait seul et s’absentait tout le temps, parfois pour une durée de trois mois. Il revenait une semaine ou deux et repartait. Il a bien essayé d’entamer la conversation une fois ou deux, mais ça avait l’air de l’emmerder.
— Quand est-il revenu de son dernier voyage ?
Il lève les yeux, consulte son agenda céleste.
— En septembre. Depuis, il n’a plus bougé. Il a même arrêté les travaux qu’il avait commencés dans l’autre partie. Il sortait peu. Parfois, je le voyais passer avec sa voiture. Je suppose qu’il allait faire ses courses.
— Il recevait de la visite ?
— C’était rare.
Rare ne veut pas dire jamais.
— Avez-vous vu quelqu’un chez lui dimanche dernier ?
L’air las, il m’explique que le coin est plein de touristes le week-end. Au carrefour, ils se trompent de route et continuent tout droit au lieu d’aller vers Grand-Hez. Quand ils constatent que c’est un cul-de-sac, ils font demi-tour. C’est comme ça toute la journée.
Quant au mercredi soir, il ne sait pas. Il regarde la télé et va dormir après le journal. En tout cas, il n’a rien entendu.
— Vous avez vu d’autres personnes chez lui ?
— De temps en temps, une voiture était garée devant sa maison.
Je sors la photo trouvée chez Bernier.
— C’était cette femme ?
Il secoue la tête.
— Non, un jeune type, mauvais genre, si vous voyez ce que je veux dire.
Je vois. Il veut dire une petite frappe qui se trimballe en taxi.
— À part lui ?
— Une ou deux fois, j’ai vu une autre voiture. Grise. Je ne sais pas d’où elle venait, mais ce n’était pas une plaque belge. Je n’ai pas vu qui la conduisait.
Je dérange la ménagerie qui roupille sur mes jambes et attrape mon iPhone. J’ouvre le navigateur et recherche le site de Lexus.
Je sélectionne la photo de la RX et tourne l’écran vers lui.
— Ce modèle-là ?
Il écarquille les yeux.
— Comment vous avez deviné ?
13. Intime conviction
Équation à x inconnues.
Bernier connaissait Lexus et Lexus connaissait Bernier, mais le fils de Bernier ne semblait pas connaître Lexus et Lexus ne semblait pas vouloir faire la connaissance du fils de Bernier. Considérant en outre que Lexus aurait pu aller chez Bernier le dimanche de sa mort sans que l’Ardennais le voie et aurait pu s’y rendre le mercredi suivant sans que l’Ardennais l’entende, la RX hybride étant équipée d’un moteur électrique :
Qui est Lexus ?
Est-ce lui qui m’a appelé mercredi, et si oui, pourquoi ?
Est-il l’ami, l’ennemi ou le tueur de Bernier ?
S’il est l’ami, pourquoi ne se manifeste-t-il pas ? S’il est l’ennemi, pourquoi est-il venu au cimetière ? S’il est le tueur, quel est le mobile ?
Les questions ricochent dans ma tête.
Je fonce sur la E411. Entre Namur et Wavre, Jeremy me sort de mes pensées.
— Salut, mec, j’ai une quinzaine d’amateurs pour un passage à niveau. 50 la tête, vidéo en cadeau. Tu es libre après-demain soir ?
J’écrase ma clope, le cendrier déborde.
— Cool, mais impossible demain. Remets ça à dimanche.
— OK, ça devrait aller. Je te confirme.
À propos de cadeau, que vais-je offrir à Camille ?
Lors de nos rencontres prolongées, nous débarquons avec un objet biscornu, inutilement utile ou porteur d’un message subliminal. Une paire de lacets, une bougie, un coquillage, un pot de confiote, un plan de Bruxelles. Imagination et spontanéité. Une pratique née après l’épisode parisien.
Je ne savais pas si je devais lui apporter des bonbons, lui offrir des fleurs ou débarquer les mains vides. J’aurais eu l’air con en lui faisant cadeau d’un livre et je n’avais pas les moyens de faire des emplettes chez Cartier. Au final, j’ai opté pour une brosse à dents électrique. Je tablais sur le fait qu’elle n’avait qu’un modèle standard.
Le rendez-vous était fixé à 15 heures, dans le hall de son hôtel, proche de la gare de Lyon. Je n’avais jamais été autant attiré par une femme, et je n’avais jamais autant craint de ne pas assurer.