Avant de monter dans le Thalys, j’avais été à deux doigts de lui envoyer un message pour lui dire que je ne pouvais pas venir, qu’une priorité me retenait à Bruxelles.
Quand je l’ai vue, assise dans le divan, éblouissante, élégante, sûre d’elle, le rab de décontraction que j’avais arraché à la soirée karaoké s’était évanoui.
Elle est venue à ma rencontre.
— Bienvenue à Paris. Vous avez fait bon vol ?
— J’ai applaudi à l’atterrissage et donné un pourboire au pilote.
Ensuite, je me suis lancé dans un comparatif des météos locales. Elle m’a écouté comme si je lui racontais l’histoire la plus palpitante qu’elle ait entendue.
Encore une fois, je sombrais.
J’ai cherché à me dérober pour reprendre mes esprits.
— Vous voulez qu’on marche un peu ?
Elle a secoué la tête et m’a invité à la suivre.
— Venez.
Nous avons pris l’ascenseur.
Arrivés au septième, elle m’a guidé dans le couloir et a ouvert la porte de sa chambre.
L’estomac noué, je suis allé à la fenêtre pour admirer la vue. Quand je me suis retourné, elle se tenait à deux pas, les yeux brûlants, un sourire malicieux aux lèvres.
Sans un mot, elle a ôté ma veste et l’a envoyée valdinguer à l’autre côté de la pièce. Elle a déboutonné ma chemise, a approché sa bouche de la mienne et m’a tutoyé pour la première fois.
— J’ai envie de toi.
14 h 30.
J’arrive au Soir. Je suis en retard, mais personne ne me le fera remarquer. L’accumulation d’heures supplémentaires nous autorise à faire quelques entorses à la ponctualité.
C’est vis-à-vis de l’équipe que je culpabilise. Ils sont plongés dans leur tâche.
— Hola a todos. Tournée de café ?
Alfredo jette un regard attendri à ma chemise.
— Le rose te va bien, mon chéri.
J’interroge Éloïse avant de descendre.
— Quoi de neuf sur la planète ?
Elle énumère les priorités.
— 400 km de ralentissements sur les routes à cause de la pluie. Avertissement du Conseil d’État à propos de la pension à soixante-sept ans.
— On s’en fout, je serai mort avant.
Elle se penche vers moi, murmure.
— Sale type. Je me réjouissais de passer la soirée de samedi avec toi.
— J’ai quelques idées pour me faire pardonner.
Je descends au café avant qu’elle me propose de les mettre en pratique le surlendemain.
Au passage, je tombe sur Gilbert, l’un de mes tapeurs attitrés.
— Salut, Fred. T’as pas une sèche pour moi ?
Gilbert est le dernier des jeunes gens. Il ne lui reste que quelques mois à tirer. Les mauvaises langues prétendent qu’il était déjà là lors de la fondation du journal, en 1887.
À la fin des années 1960, ils étaient une dizaine à la rédaction. Leur rôle consistait à vider les cendriers — on savait vivre en ce temps-là —, fournir les rames de papier, faire des courses et servir des bières aux journalistes qui les convoquaient en poussant sur un bouton fixé sous leur bureau.
Aujourd’hui, personne ne sait au juste ce qu’il fait.
Il emprunte mon briquet.
— Je vais t’en raconter une bien bonne.
Quand il est de bonne humeur, il me relate les anecdotes qui ont émaillé l’histoire du journal.
Il tire une taffe, recrache la fumée par le nez.
— Un soir, le secrétaire de rédaction s’est retrouvé avec un blanc au milieu d’une page. D’habitude, on a toujours un truc sous la main, sauf que, ce soir-là, le type ne voit rien. Il devait être fatigué ou beurré. Tu sais ce qu’il a fait ?
Il adore entretenir le suspense.
— Non.
— Il a casé la photo d’une vache dans un pré.
Il commence à se gondoler.
— Et tu sais ce qu’il a écrit comme titre ?
— Aucune idée.
— Une vache dans un pré. En plus, on n’y a vu que du feu.
Il se fend la poire pendant une bonne minute.
Il se remet de ses émotions, extirpe un tire-jus grand comme un drap de lit et se mouche en émettant le bruit d’une sirène.
La manœuvre terminée, il indique ma bagnole garée de travers sur la place de Louvain.
— La semaine passée, j’ai croisé un conducteur qui roulait à contresens sur le Ring. J’ai eu la trouille de ma vie. Il avait la même caisse que toi. Si je le retrouve, je lui crève les pneus et je lui fais bouffer son volant.
Je grimace un sourire.
— Le monde est rempli de tarés, Gilbert.
J’écrase mon mégot et remonte avec mes cafés.
Pierre et Loïc nous rejoignent deux heures plus tard.
Vers 21 heures, alors que nous commençons à manger l’incontournable poulet à la citronnelle, un appel arrive sur mon portable.
— Raphaël Bernier, on s’est vus ce matin. Qu’est-ce que vous voulez ?
Le ton est agressif.
— Bonsoir, monsieur. Merci de me rappeler. Comme je vous l’ai dit, j’étais chez votre père jeudi matin.
— Qu’est-ce que vous faisiez chez lui ?
C’est reparti pour un tour. Pendant que je déballe mon histoire, Loïc tend l’oreille, gesticule et articule sans son.
— C’est énorme.
Raphaël m’interrompt avant la fin du récit.
— Vous avez trouvé son téléphone ?
— Non, il n’était pas dans la maison. J’ai appelé, mais la sonnerie n’a pas retenti. Après, j’ai vérifié. C’est bien son numéro qui m’a appelé la veille.
— Et son ordinateur, vous l’avez piqué ?
— Il n’y avait pas d’ordinateur sur le bureau. J’ai pris des photos.
Il ricane.
— Évidemment. Un journaliste.
— Je fais mon métier.
Il relance, ironique.
— Le grand journaliste croit au suicide ?
— C’est la version officielle de la police.
— Mais vous n’y croyez pas, si j’ai bien compris. Qu’est-ce qui vous fait penser le contraire ?
— Je préfère vous en parler de vive voix.
Il reste silencieux un moment.
— J’y crois pas non plus. Quelque chose va pas.
Plusieurs personnes avaient le visage en sang. Un homme vint vers elle en titubant, l’épaule démise, le bras ballant le long du corps. Plus loin, elle aperçut un vieillard allongé au sol.
Les sens en alerte, elle écarta prudemment les gens qui se pressaient autour de lui, s’agenouilla et évalua l’état de la victime.
L’homme avait été atteint par un projectile à la tête. Il avait perdu connaissance, mais sa respiration était calme et régulière. Elle examina la blessure. L’entaille était profonde.
Elle ouvrit sa trousse et constata que ses mains tremblaient. Elle tenta de maîtriser ses gestes, s’empara d’une compresse et l’appliqua sur la plaie.
Au loin, des bruits d’explosion retentirent et des cris fusèrent autour d’elle. Elle fit un effort pour se concentrer sur sa tâche. Malgré cela, elle sentit l’angoisse l’envahir.